14/07/2013
Fête nationale chez les anars
Cher Léon Ferrer,
Permets-moi de me poser avec toi cinq minutes et de fumer une bonne Celtique. Ça fait vingt ans et une aire d'autoroute que j'attends ce moment.
Les aires d'autoroutes, chez les gamins de huit ans, ça ne pardonne pas. Trop de stimuli marketing. Trop de couleurs, trop de marques, trop à bouffer et à vomir sur les sièges arrières. C'est un piège pour les gamins de huit ans, parce qu'il faut aussi compter avec l'euphorie des départs en vacances et la complaisance des sapiens sapiens qui tiennent le volant et qui savent qu'on ne triche pas avec les cinq cents derniers kilomètres.
Le 14 juillet 1993, sur une autoroute, j'ai donc appris à la radio que tu étais mort. Par la même occasion, j'ai aussi appris que tu avais été vivant pendant les presque 77 années précédentes. Et ça, ça avait l'air de compter. Je l'ai vu au regard que se sont échangés mes parents, qui pourtant n'avaient pas le moindre disque de toi. Et aussi au fait qu'on a dû s'arrêter à la première aire d'autoroute et se ruer sur le rayon musiques pour acheter deux cassettes : La Chanson du mal aimé et Bobino 61. Sur le moment, je n'ai pas bien saisi la portée de l'événement — je me suis borné, comme à mon habitude de l'époque, à apprendre Thank you Satan et Les Temps sont difficiles par coeur, sans relever les allusions à la guerre d'Algérie. Ce n'est que plus tard, à l'adolescence (fatal) que ça m'est retombé sur le coin du coeur de l'âme aux indicibilités acnéïques.
Oh, je ne t'en veux pas pas pour les semaines d'insomnie que m'ont coûté Amour Anarchie et Il n'y a plus rien. Je ne te tiendrai pas rigueur non plus pour les nuits passées à gratter de l'alexandrin à coups de grands mots abstraits. Je le répère, c'est d'adolescence qu'on parle ici, comme d'ailleurs partout et tout le temps depuis que l'espèce homo a eu l'idée tordue de s'implanter un logos derrière le palais, histoire de se compliquer la communication...
Mais il y a tout de même un problème. Avec ton ombre. Et avec tes soixante-dix-sept ans, pendant qu'on y est. Parce que tu sais, Léon, ça a fini par se voir : tu as vécu trop longtemps. Trop longtemps et trop photogénique. Au point que des artistes-popes ont fini d'arracher ton masque pour le coller sur fond de jaune d'oeuf — et ta production s'en est ressentie.
Car on ne va pas se mentir, puisqu'on est entre nous : tout ce que tu as fait après 73, les albums à rallonge avec orchestre symphonique à la polenta dans les sections de cordes, a été un peu... bâclé. C'est difficile à admettre, mais dès que tu as été seul à la barre (sans Defaye pour les arrangements, sans Marsan pour la direction artistique, sans Castanier pour les concerts), la putain de liberté d'écriture que tu t'étais permise s'est transformée en boursouflure où un trait de génie venait parfois faire du pique-assiette en douce au milieu d'un océan de gras polyinsaturé.
C'est pour ça que je me permets ce Léon, qui ne correspond à aucun état civil ni ici ni chez le feu prince Albert 1er de Monaco, et qui t'avait été méchamment collé par ce fielleux de Jacob Van der Brel, le boy scout des bordels amstelodamois. "Chez Léon tout est bidon", il ajoutait. C'est moche, mais on ne peut pas tout à fait lui donner tort : à partir d'un certain âge, je crois que tu as succombé à la pose.
Le roi de la dèche passée, c'était toi; les poètes maudits dont parlait Verlaine, c'était toi ; Verlaine lui-même, c'était toi — moins l'ivrognerie. Il y a aussi cette incapacité à reconnaître l'outrance et un certain flirt avec les limites du ridicule à l'intérieur même de tes frontières corporelles. Ces petites choses qui font que même moi et mes huit ans d'autoroute, avec nos yeux battus de groupies toujours prêts à s'embuer, avons parfois du mal à défendre ton oeuvre et ton personnage. Y compris à nos propres yeux.
J'en ai trop vu, des inaugurations de MJC et autres lancements de saisons artistico-associatives, grignotées par tes épigones. Tu n'imaginerais pas combien de septuagénaires déguisés en toi hantent les théâtres indépendants, cherchant le moindre prétexte pour beugler " Y en a pas un sur cent et pourtant ils exiiiiiiistent..." en clignant des yeux de façon compulsive.
Les épigones, c'est une société secrète. Ils sont partout, en Elvis, en Jagger, en Lady Gaga et en Léo Ferré, et ils possèdent un pouvoir réel. Et ils sont dangereux. Je ne plaisante pas, je les ai vus à l'oeuvre. Je connais au moins un bon poète qui s'est fait évincer du lieu qu'il avait contribué à créer par des retraités à cheveux longs, uniforme rouge et noir et crinière blanche permanentée avec calvitie ostentatoire façon tempête dans un crâne...
Mais comme je l'ai déjà dit ailleurs, j'ai du génie pour l'admiration. Donc, en grattant bien dans ton attitude de prophète revenu de tout, j'arrive à exhumer de la naïveté. Tu sais, la naïveté, ce merveilleux truc des autodidactes. Ça fait un peu marrer dans les couloirs du conservatoire, mais ça fait faire des choses non prévues par le réglement et les petits fours.
Et la naïveté, en ce qui te concerne, elle s'appelle Ferrer.
Parce qu'il nous parle d'un temps que les moins de quatre-vingts ans ne peuvent pas embellir au premier amour et à la mauvaise foi, où tu portais une petite moustache, et où tu traînais les cabarets de troisième catégorie en chantant sous ce nom des bluettes romantico-surréalistes d'inspiration flamenca.
Ce nom, c'était "tout ce que tu as eu d'espagnol à ce moment-là".
On ne cesse jamais de se chercher des héros, c'est ce que je me tue à claironner dès que j'ai deux Leffe dans le cornet, et ceux que tu avais à disposition, à l'époque, avaient fait 37. Mais tu avais trop d'orgueil pour devenir toi-même un épigone, c'est ça qui t'a sauvé.
Mais maintenant que tu vas te faire accrocher des légions d'honneur plein la bouche, que pourrais-je ajouter ? Je ne sais pas. À vrai dire, je ne saurais même pas te dire si je t'aime encore. Peut-être qu'il n'y a plus qu'une forme de nostalgie entre nous. Mais tu m'as quand même apporté beaucoup : l'incarnation, le débit, la mauvaise foi et la parole frontale, qui m'ont permis de survivre à cinq ans de Bonnefoycottet après le bac. Rien qu'au nom de ça, j'ai envie de te proposer un truc.
Prenons ta bagnole. Filons droit vers le sud, vers la Toscane où vivent les bas de laine de tes ayants-droits. Un petit crochet par Monaco pour saluer les dernières éléphantes à être capables d'une maladie vraiment XIXè siècle, tout ça avec du Bartok et du Noir Dèz' à fond. Et dès qu'une aire d'autoroute nous plaira, mais alors nous plaira vraiment, sortons les épigones du coffre.
Et puis démarre !
08:00 Publié dans Bouts de peau, Gueuloir, Musique | Tags : léo ferré, légion d'honneur, il n'y a plus rien, aires d'autoroute, amour anarchie, 14 juillet 1993 | Lien permanent | Commentaires (1)
08/07/2013
Cosmologie de poche (pour les longs voyages)
ça se trouve ni chez Buffon ni chez Darwin
mais c'est la vérité
la moustache d'ancêtre
ça naît des chiures de mouches
de même
ce n'est ni dans Pline ni dans Galien
mais les chiures de mouches naissent des vieux cadres
les vieux cadres naissent de la poussière
la poussière naît des vieilles malles
et les vieilles malles du coin du grenier
de la maison natale
maison natale de qui
allez savoir
ça fait au moins trois générations que personne n'est né dans la maison
et que les plus encore vivants parmi les quelques qui y ont encore joué enfants
se bercent eux-mêmes au fond de la salle à manger de la maison de retraite
le sourire accroché à des choses
mortes depuis longtemps avant la guerre
mais maison natale quand même
c'est comme ça qu'on l'appelle
c'est comme ça qu'on l'a toujours appelée
et ça tombe bien parce que personne ne se rappelle à quoi elle ressemblait exactement
ni où elle se trouvait
dans la famille certains disent qu'il y a fait bon l'été entre huit heures du soir et minuit
jusqu'à ce qu'on abatte le pin en 67
d'autres
que les nappes brodées dataient de l'époque où l'arrière-grand-père avait vendu la colline à la SNCF pour le chantier
(arrière-grand-père de qui
chantier de quoi
c'est ce que l'enquête
n'a pu déterminer)
pour moi
je ne suis sûr de rien
sauf des deux médailles de cuivre représentant des paysans en costumes traditionnels sur le buffet
et du claquement de la pendule
toujours est-il que le cadre le sépia et les deux frères riants mort à la guerre ont dû servir à un culte quelconque à un moment
servir jusqu'à l'oubli
puisqu'il y a poussière et chiures de mouches
17:50 Publié dans Bouts de peau | Tags : grenier, chiures de mouches, famille, culte, buffon, darwin, pline, galien | Lien permanent | Commentaires (0)
30/06/2013
De l'action sociale par l'animation culturelle
(...& ça fait des années que je fréquente la bibliothèque municipale de L... & ça fait des années que croise des hommes barbus d'un teint de brique fumée dans le sas des toilettes du rez-de-chaussée, des hommes barbus avec des mains violettes & des manteaux ajourés quelque soit la saison, un sac est posé devant eux retenu par un genou contre le cache-tuyau du lavabo...)
(...& ça fait des années que je sais avec quelle application ils se peignent & se peignant adorent insulter le monde et les toilettes de la bibliothèque municipale et son sas où c'est pas vrai enfin & où bordel de dieu on n'est jamais tranquille...)
(...& je sais le vent le frimas la houle dans leur bouche et un enculés de merde je te je te je te ferai bouffer ton tu va voir clapotis surnageant de temps à autre...)
(... & je sais qu'avant Joyce et le monologue intérieur chacune de leurs imprécations commençait par des quelle ne fut pas ma surprise des n'était la certitude qui me tenait & des oui !... Car, me disais-je...)
(...mais quelque soit le procédé je sais que c'est l'instant où je voudrais m'envoyer des avalanches de nerfs de boeufs pour me punir de ne pas avoir un dictaphone sur moi pour enregistrer la seule vérité du monde remâchée encore & encore & en-dehors des heures ouvrables jusqu'à en devenir violette, brique, barbue & soigneusement peignée dans le sas des toilettes de la bibliothèque municipale de L...)
(... de même que je sais au rasoir comment ils tassent avec amour les piles de slips lavés à la main dans le cabas kingsize du hard-discount le plus proche & arrivent à le transformer (le cabas, pas le hard-discount) en ballot prêt pour la route de la soie...)
(... mais AVANT le sas AVANT le peigne AVANT le slip propre & essoré à raideur cadavérique JE NE SAIS PAS comment on se lave dans le réduit des toilettes de la bibliothèque municipale de L... JE NE SAIS PAS comment on arrive à tenir où on pose les vêtements sales & où les propres COMBIEN il faut de doses de savon liquide du distributeur pour astiquer le corps entier S'IL EST seulement POSSIBLE de se nettoyer correctement les fesses le sexe le périnée & de les maintenir assez longtemps à hauteur du lavabo en se hissant sur la pointe des pieds pour rincer correctement les poils & les faire dégorger leur jus savonneux SANS transformer le réduit en piscine olympique...)
(... & JE NE SAIS PAS quelle adresse demande le fait de se tenir debout sur ses chaussures repliées & ne pas se choper de mycoses dans cette salle des pas perdus rupestre d'1 m² NI si on arrive à oublier les mains sous le filet d'eau chaude que les aisselles ont déjà refroidi NI si on arrive à s'oublier soi-même à faire le vide à être sous la douche QUAND même & à bander doucement comme ça pour soi-même & à se taper une petite branlette doucement comme ça pour soi-même malgré les bites & les têtes de mort & les svastikas gravées sur les murs ça JE NE LE SAIS PAS non JE NE LE SAIS PAS & JE NE LE SAURAI SÛREMENT JAMAIS...)
(... & je...)
(...me prétends de gauche...)
23:12 Publié dans Bouts de peau | Tags : bibliothèque municipale, toilettes, clodos, lavabo, peigne, cabas, nettoyage, je ne sais pas | Lien permanent | Commentaires (0)