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30/11/2023

TOUTE PERSONNE ÉTRANGÈRE AU SERVICE

6h28 : encore un café, un de trop. J’ai des palpitations l’air vexé rentre le ventre pour pénétrer mes poumons mais je m’en fous : je fête le beau désastre de ma semaine.

Hier matin, après avoir vaillamment arraché mon miracle aux dents acérées de la tête dans le cul, j’entends grincer une porte – la deuxième, à gauche. Cette porte qui est un portail spatio-temporel. D’une planète très lointaine d’un temps très ancien deux organismes biologiques envahissent le salon et assoient leur amour sur mes voies respiratoires. Je le jure : il me faut au moins cinq secondes pour réaliser que je les connais. L’un porte un pyjama de noël me pose un cherche-et-trouve sur la poitrine l’autre se plaint du bide. Ils ont l’air comme ça de venir en paix mais je sais que c’est le signal : deux heures de lutte contre l’inertie un millier de décisions à prendre un cocktail vitamines et protéines à faire passer d’un frigo aux trois quarts vides à leur métabolisme, cinquante-deux dents à détartrer à la seule force du verbe, deux sacs à vérifier, à bourrer de trucs sucrés, une navette à faire jusqu’à un lieu de relégation extrêmement sourcilleux sur les horaires –

Mon humeur franchit à son tour des portails cosmiques depuis la dimension Elrod, rate son atterrissage. Il y a une inadmissible plage de deux heures à tenir. Comme on tient un rôle. J’ai envie de leur dire que le petit matin appartient à la poésie mais je ne crois pas qu’on leur ait implanté un traducteur universel. Alors je gueule. Un petit extraterrestre pleure. Je culpabilise. Il ne faut pas que ça se voie. Je le jure : c’est un métier. Une journée en soi. La seconde. Pas la dernière. Et elle je la reconnais instantanément, c’est la duplication d’un millier de journées identiques que j’ai connues dans des dimensions parallèles. Dans l’une je suis déjà mort d’épuisement, dans une autre je suis une grosse peluche velue dans une autre encore un empereur galactique qui fait régner la terreur. Et dans la dernière je suis un sale râleur dans une ville envahie par les marmottes. Et dans la mienne : je suis tout ça en même temps.

Et puis : s’ouvre une nouvelle faille spatio-temporelle, je suis téléporté dans une pièce silencieuse, en sueur. Je reconnais les couleurs : faux lino des années 70. Boulot. Je croise une collègue – ce sera toujours une collègue. Dans la recherche de la vérité c’est comme ça, nous sommes essentiellement des femmes. Ça doit être novembre car on renifle. Elle a une tête – des épaules une colonne vertébrale – à porter toute la vérité, nos dix-sept étages de vérité, ses quatre millions de bouquins ses dispositifs anti-incendie plus les ordinateurs en libre service et les usagers qui s’énervent dessus sur ses épaules, sa tête, sa colonne vertébrale. Qu’importe, nous avons à coeur. Nous bossons. Nous vidons une cafetière la rechargeons, elle crache un jus noir de tartre. Nous mangeons sur le pouce, refaisons un café, cherchons la vérité. Passons devant des bureaux inoccupés, nos voix résonnent inhabituellement pour un mardi. Ça commence à faire beaucoup d’arrêts-maladie, je me dis, mais c’est novembre après tout – c’est toujours plus ou moins novembre quand on passe devant ces bureaux avec ce taux de caféine. Mais ce n’est qu’une remarque en passant j’y consacre au plus deux secondes car un homme ou une femme en vieux pull troué de propre sa vérité me hèle – il lui faut de l’aide, tout de suite, il ou elle doit imprimer un papier justifiant chômage, tout de suite, ou invalidité, ou fuite d’une guerre certificat de naturalisation ou autre chose dans ce genre – c’est devenu d’une complexité inouïe depuis que nous avons changé les machines. J’arrive, j’écoute, j’aide, puis un autre puis un autre puis un autre. Je passe mes journées devant beaucoup trop d’ordinateur, je peux l’attester : vague nausée, boule au ventre – intime, incessible – mais c’est ça qui est bon. QUAND SOUDAIN il est 16h30 ma collègue me parle d’un mail que j’ai encore oublié de lire, un machin de réunion je sais plus quoi. J’ai fait beaucoup trop de café me l’enfile cul sec et C’EST MAGNIFIQUE la tête me tourne mon estomac se retourne j’ai un vertige c’est le moment où le petit démon-Elrod ressurgit sur mon épaule – HI ! T’EN EST OÙ DE TON MATIN DE NOËL ? Je l’avais complètement oublié veux m’excuser mais ce n’est pas une attitude très winner alors je dévale un demi-escalier je me planque sur le demi-palier j’ouvre les bras je crie –

JE SERAI VOTRE GUIIIIIIIIIIIIDE !!!...

assourdi par les caissons amiantés, les faux plafonds qui suintent, le panneau ENTRÉE INTERDITE À TOUTE PERSONNE ÉTRANGÈRE AU SERVICE.

21/11/2023

HAHA. Et puis : HAHAHA.

5h05 : HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHA

5h05 : Je vous jure. Comme ça.

HAHAHAHAHARFHARGHAHHAHAHAHHAHAHHAGGRHMMHPFHHH…

5h05 : réveil. Pantoufles. Cuisine. Cafetière.

5h06 : tiens, que fait Elrod de la question de la reproduction sociale ?

5h07 : JE ME RÉPÈTE JE ME RÉPÈTE JE ME RÉPÈTE –

5h08 : JE VISUALISE JE VISUALISE JE VISUALISE –

5h10 : petit démon ironie passe faire un coucou. Tu vas enchaîner ta journée dans cet état  ?

5h10 : Il y a un truc étonnant avec la tête dans le cul. Nous y flottons comme dans un univers liquide. Y recevons des sensations qui n’existent que là, démangeaisons toutes douces au bout des doigts, ondes presque agréables dans le cuir chevelu, impression de flotter à dix centimètres de nos pantoufles. Par moments tout s’abolit on se retrouve dans une espèce d’univers infini sans dimensions ni poids. Ça pourrait être l’éternité, on flotte, c’est gris-noir, c’est bulle, tout ce qui n’en est pas, gosses, oiseaux, cheffe de service, canapé, Elrod même : fiction. Puis tout revient dans un grand CLANG ! Métallique : KO debout. Il faut un mental d’acier une sacrée expérience natatoire pour en sortir.

Impermanence. Voile d’illusion. Oiseaux ou acouphènes on ne sait plus. Euphorie – abattement. Plutôt deux fois qu’une ! Mais avec quelque chose chimique (interrupteur, grosse seringue.). Et tout ça n’existe que dans notre cerveau.

5h10, 30’’ : les bouddhas du passé du présent du futur doivent bien se marrer en me voyant mariner dans mon miracle. Mais ça reste une expérience. Cependant ce matin c’est dur. Je tape HAL ELROD dans Google images. Il a le parfait sourire du petit enculé qui méprise l’immensité de la lutte contre la tête dans le cul. Qui pourtant fait des morts. Je le sais : ce matin au lieu de faire mes affirmations rituelles j’ai tapé manque de sommeil dans Google et j’ai appris que

À long terme, en revanche, le manque de sommeil est délétère pour l'organisme. Un déficit chronique entraîne une baisse de la vigilance, des troubles de l'humeur et de la mémoire, une fatigue physique et psychique. Il favorise la prise de poids, augmente le risque de dépression, de diabète, de maladies cardiovasculaires ou de cancer. De très nombreuses études ont mis en évidence un risque de décès accru chez les personnes dormant moins de sept heures par nuit. Le mécanisme derrière cette augmentation n'est pas encore très clair : le déficit de sommeil pourrait accroître la production de cytokines inflammatoires et des hormones du stress, diminuer les capacités immunitaires ou provoquer des troubles du métabolisme.

C’est Céline Deluzarche qui le dit. La journaliste scientifique Céline Deluzarche dans un article de Futura-sciences.com du 1er mars 2022.

HAHAHAHAHAHHAHAHAHAHAHHAHHAHHAHAHHAGGRHHAHAHAHAHAHA me dis-je. Car Elrod rétorque :

Nous sommes largement conditionnés par nos croyances sur le nombre d’heures de sommeil dont nous pensons avoir besoin… et le nombre réel d’heures de sommeil n’y change rien.

Je me sens baisé. Et ne saurais dire. Par qui. Par quoi.

5h12 : le plancher s’est mis au judo. Je serre les fesses. Je suis au seuil d’une découverte fondamentale.

5h16 : un bouddha tout de même. Je lui trouve les traits tirés.

20/11/2023

Question désir

Bon. Reprenons.
 
Elrod est un individu de type nord-américain qui adore les mots réaliser ses rêves, exploiter son potentiel, croyances limitantes pense que le travail acharné est la clé de la réussite, qu’il suffit de s’imprégner de pensées positives et tout suivra.
 
Elrod est un individu qui croit que rien n’arrive sans raison mais qu’il est de notre responsabilité de choisir les raisons les plus stimulantes de la survenue des difficultés. Il cite Gandhi, il cite Einstein – mais il cite aussi Henry Ford, le grand industriel américain : que vous pensiez être capable ou pas, vous avez raison.
 
Bien. Mais. Elrod est également un individu qui a une idée très précise de votre réussite. C’est le pognon. Une Ferrari une grande maison assez de liquidités pour finir trois vies dans un quartier sécurisé en Floride interdit aux enfants. Elrod jouit de cette réussite.
 
On est contents pour lui. Ce n’est pas forcément la réussite qu’on souhaite pour soi mais s’il est content on est contents, on va pas juger de ce qui est bon pour les gens.
 
Mais. Il y a un mais. Où Elrod me cherche, moi qui vous parle. Car il ne se contente pas de déployer sa méthode miracle pour me transformer en winner. Il y met une dimension morale.
 
Là intervient un des concepts phares de son bouquin : le CLUB DES 95 %. Selon Elrod en effet le monde est divisé en deux catégories : 5 % des gens qui se prennent en main réussissent leur vie et 95 % qui restent dans la moyenne, c’est-à-dire la médiocrité. 95 % des gens dit Elrod se déclarent insatisfaits de leur sort et à la fin de leur vie 95 % des gens dépendent de leur famille ou du gouvernement pour survivre.
 
D’où vient ce chiffre ? D’une étude. Laquelle ? Mystère. On est sur de la citation sans source.
 
Ce qui est sûr c’est qu’Elrod trouve que vous êtes médiocre. Votre vie est de la merde car vous ne gagnez pas assez d’argent. Vous ne gagnez pas assez d’argent car vous n’exploitez pas à fond votre potentiel. Vous êtes victime de vous-même, de vos propres croyances, ces croyances sont limitantes.
 
Donc vous êtes un ou une minable.
 
Si vous étiez seulement un minable ou une merde ou une ratée ce ne serait pas si grave, mais vous êtes également un fils de pute. Une connasse. (Ce ne sont pas exactement les mots employés, c’est moi qui traduis.) Vous êtes un fils de pute une connasse car votre médiocrité se propage tel un virus mutant sur votre entourage.
 
Votre famille vos amis vos collègues. Oui, vos enfants aussi. Et même le chien.
 
J’ai un amour immodéré pour la médiocrité. Le mot grandeur m’arrache la gueule presque autant que le mot génie et je trouve qu’être moyen, médiocre, le type de base qui va pas en imposer aux autres c’est le meilleur exemple qu’on puisse donner aux jeunes.
 
Je veux dire. Qu’en tant que guide spirituel ça me fait chier de penser qu’il doit y avoir une élite qui réussit et une masse qui crève derrière. S’il doit y avoir réussite je suis communiste de la réussite. S’il doit y avoir un Éveil je suis communiste de l’Éveil.
 
Il ne s’agit pas d’une simple controverse philosophique. Il s’agit de notre vie. Il s’agit de notre corps de notre équilibre psychique. On a le droit de se révolter.
Mais c’est mon sale petit esprit ironique-limitant. Il faut que j’y croie, que je m’y remette. Heureusement Elrod a une méthode pour reprogrammer mon subconscient. Question ambition. Question désir.
 
5h : réveil. Pantoufles. Cuisine. Bouton de la cafetière. Énorme tentation du gouffre, un gouffre bienfaisant de chaleur de draps, d’odeurs, de respiration de l’être aimé – mais le chat a entendu le réveil se met à miauler devant la deuxième porte à gauche. Ce connard de chat sera donc l’ange-gardien de ma motivation à être là à l’aube. À faire : café, table de camping, silence. Je dis ça comme ça mais c’est plus compliqué. À cette heure pour arriver là vivant et seul il y a un rituel très complexe. Laisser les pantoufles à la porte de la cuisine. Appuyer sur l’interrupteur sans le faire claquer. Attraper une tasse dans le placard et la poser sur le plan de travail sans bruit. Remplir un grand verre d’eau idem. Les exfiltrer depuis le salon, allumer toujours sans faire claquer, poser tasse et verre sur la troisième étagère de la deuxième billy, vérifier tabac mouchoirs feuilles briquet, retenir les glaires dans les bronches, accepter le nez encombré jusqu’à ce que je sois sur le balcon, à l’abri – discrétion, tapinois, éviter tout esclandre devant la deuxième porte à gauche. Parce que si le moindre bruit parvient à l’être qui sommeille derrière la deuxième porte à gauche, c’est la fin.
 
5h07 5h12 5h13 5h 28…
 
5h42 : chute de tension. Pourtant sur YouTube des Amerloques en surpoids dans leur garage. Des petites meufs hautement instagrammables. En sont à 92 356 jours de réveil à quatre heures du mat leur maquillage reste impeccable. Ou c’est moi qui me file des excuses minables. Ou l’algorithme veut me faire passer pour un faible.
 
5h43 : me concentrer sur la jubilation d’être le seul réveillé. Car il y a jubilation à être seul réveillé. Trois semaines que je fais le miracle, ça avance, j’ai fait des trucs, vraiment. Aligné des pages. Je ne sais pas ou ça va mais je m’y tiens. J’en veux. Allez, j’y –
 
(me concentrer sur les oiseaux)
 
Grincement – la deuxième porte à gauche. Pas huilée parce que les petits ça se réveille la nuit pile quand on baise. Un coup au coeur – je me lève me cogne à la la table de camping balance un juron dont je pourrais être fier si c’était une affirmation. Une belle nappe de café se répand sous l’ordinateur : fin de mon miracle, début de mes autres journées.