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11/09/2020

Ici commence le poème du tasseau.

Il est des mots qui collent au palais

impitoyablement

ainsi que du scotch de déménagement.

L’un de ces mots nous fut toujours : entropie.

Et un autre : tasseau.

Un tasseau est une pièce de bois

de forme parallélépipédique

que l’on achète à la découpe

dans ces grands magasins de bricolage

en zone périurbaine.

Que l’on débite ensuite

en bouts de quarante à cinquante centimètres

pour renforcer ces putains d’étagères

qui ne cessent de s’écrouler

dans le placard de rangement de notre chambre.

Nous sommes des personnes discount

qui vivons dans des immeubles discount.

De l’entropie

force universelle qui conduit chaque chose

à aller inexorablement vers le plus gros bordel

à s’abîmer

à se ratatiner

à s’amoindrir  

ce qu’on voit

à notre échelle

c’est ça :

du contreplaqué qui nous tombe sur la gueule

dès que nous cherchons notre fameux slip noir

vous savez

celui avec le S de Superman.

Ou ce ravissant petit top que tu portais

la première fois

que nous nous sommes embrassés.

Ça, et tout ce qui s’ensuit :

portes coulissantes qui déraillent

coulées d’eaux grasses

sur le revêtement plastique de la cuisine

placard qui pourrit sous l’évier

siphon qui s’amuse à se désolidariser

de lui-même.

Aspirateur qui perd son bec.

L’attache de son tuyau.

Et sa tête.

Alouette.

Sans un moyen d’y échapper.

Notre vie en plein écran.

En haute définition.

Sans possibilité de cliquer vers la suivante.

Nous savons que certaines sectes zen

considèrent le soin aux choses

comme une vertu primordiale

et les travaux de la maison

comme des exercices spirituels.

Nous ne manquons pas de bonne volonté :

un beau matin, ça y est,

nous réparons un truc.

Mais, ce faisant : perçons un machin.

Dévissons involontairement

un bidule important.

Créons une fuite inédite.

Nous sommes des personnes peu manuelles

qui vivons dans des immeubles non conçus

pour des êtres doués de mains :

ici s’épanouissent insectes, acariens.

Bactéries, larves, papillons de nuit.

Ici les mains servent surtout à faire des piles :

nous sommes des personnes

qui font des piles.

Des piles qui s’écroulent –

spectacle mi-cosmique, mi-naturel

auquel il ne nous reste qu’à assister

bien calés

pensant mélancoliquement

à toutes les traces d’anxiolytiques

charriées par le Rhône.

(Il y a aussi la vie des jouets des gosses

leur stratégie vicieuse de guérilla ;

il y a le chaos des tiroirs du meuble du salon.

Piles usagées. Chargeurs inutiles. Rouleaux de scotch.

Que sait-on encore.

Toute chose commençant ici le cycle qui devrait

conduire d’ici quatre à cinq mille ans

à son assimilation par la nature.

Quatre à cinq mille ans : plus que pour nous Kheops

pour nous Gilgamesh.)

Peut-être avons-nous trop traîné dans ce coin.

Ou peut-être, c’est le destin.

Aussi simple que ça,

filtre ni logiciel n’y feront  jamais rien :

le tasseau est venu

un grand été de sueur

et de magasin de bricolage.

Nous savions d’avance que ça ne serait pas simple :

un tasseau

est un tasseau, il ne fait

pas de miracles.

Il faudrait emprunter du matériel,

toquer à la cloison.

Interpréter le son.

La possibilité de trouer.

Le type de cheville à employer.

Mater des tutos sur Youtube.

Et ainsi produire plus

toujours plus de CO2.

À ça ajouter la sueur.

À ça ajouter les engueulades.

 

Ainsi : le tasseau a commencé à travailler.

 

Ça fait cinq ans maintenant.

Le tasseau est toujours là.

Dans un coin de notre chambre.

Plus précisément : (sa base)

entre le pied du bureau –

dépotoir à papiers administratifs –

et (son sommet)

le haut du placard.

Où sont entassées les affaires d’hiver.

Où sont fourrés les sacs de couchage.

Que fait le tasseau ?

Rien.

Il travaille. Il :

est.

Ça lui suffit.

A force d’immobilité

il a fini par devenir

une sorte d’idole.

Il nous effraie un peu.

Est-ce qu’il juge ?

Est-ce qu’il veille sur nous ?

Y a-t-il fondamentalement

une différence ?

Est-ce que nos velléités de nous tirer d’ici vers un pays lointain

lui posent problème ?

Quel sens rituel pourrions-nous lui donner

si nous étions moins occupés à scroller ?

C’est ce que nous ignorons.

C’est ce que nous aimerions savoir.

Nous sommes : des personnes qui ignorent,

qui aimeraient savoir.

C’est à lui que nous le devons.

 

04/09/2020

Architecture

Déjà petits, nous ne nous intéressions pas à l'architecture.

Il fallait qu'un jour l'architecture s'intéresse à nous.

Prends ça dans la gueule, camarade, le grand cadavre borgne de futures vies de famille qui jaillit béton en vis-à-vis !

Danse tango, rentre le ventre entre les barrières de chantier !

Prends-toi dans la gueule les grands livres en papier glacés préfacés en anglais et en néerlandais !

Assume ton penchant pour l'avant-garde, maire mégalo de ville moyenne !

On se remet à taper plein de points d'exclamation, c'est le béton qui nous fait ça.

Le béton ? L'ardeur des concours pipés. Les concours ? Les braguettes de promoteurs.

Tu l'auras, ta ville future, avec rien de trottoir et quelques touffes d'herbe pour faire vivant.

Car nous avons aisselles, elles suent - comme de juste, les bâtiments aussi.

Ce n'est pas une petite gripette d'extrême-droite qui va nous empêcher d'humer les matériaux en poudre.

Retroussons nos manches, camarades - maintenant, s'agit d'y vivre.

 

24/08/2020

Mon truc du moment

en ce moment mon gros truc au boulot consiste à insérer des blagues dans mon fichier Excel.

c'est un fichier Excel partagé : j'y renseigne des titres de guides de voyage

qui vous auraient indiqué un charmant petit bistrot à Kuala Lumpur

si vous étiez capable d'envoyer un avatar de vous en 2013 à Kuala Lumpur. 

j'y rentre tout ce que vous devez savoir : titre, ISBN, année de publication

avant d'envoyer le bouquin dans les grandes fabriques de PQ recyclé qui sont

le Paradis des bouquins - car en poésie on revient toujours aux choses fondamentales.

ma collègue et camarade m'a donné cette tâche et je l'accomplis de tout mon coeur toute mon âme -

le fichier Excel est partagé même s'il devient clair que la collègue et camarade me fait assez confiance

pour ne plus jamais avoir à y mettre jamais le nez

jamais le nez de son vivant

car ma collègue et camarade se bouffe assez de pixels comme ça c'est un fait. 

pourtant de tout mon coeur toute mon âme je continue à y insérer des blagues.

Dieu sait - s'il existe un dieu de la blague - si quelqu'un les lira un jour.

sans doute que non. sans doute suis-je et resterai à jamais unique émetteur-récepteur de ces blagues.

d'où la question : une blague est-elle une blague si l'émetteur et l'unique récepteur sont la même personne ? 

une blague existe-t-elle comme ça, en potentialité ? 

une blague existe-t-elle en-dehors du social ?

y a-t-il une énergie de la blague qui serait indépendante du contexte d'énonciation ? 

qui serait un peu comme l'énergie d'une prière qu'on se dit à voix basse rien que pour soi-même ? 

et par-là même y a-t-il un dieu de la blague ?

qui tient nos comptes à jour ?

nous les met de côté pour plus tard ? 

pour les périodes de disette humoristique de la vie ? 

pour les moments de grand stress partagé ? 

afin de nous absoudre un peu pour chaque moment où nous avons osé nous prendre au sérieux ? 

croire que les choses que nous faisions étaient des choses importantes ? 

et ce faisant je recommence à écrire des poèmes en forme de questions.

c'est pas très joli d'écrire des poèmes en forme de questions.

j'en suis conscient. ne croyez pas que je l'ignore. ne croyez pas que ça ne me pose pas de problème.