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28/04/2015

Pour une débénabarisation du quotidien (209-219)

Suite du concerto pour Gueule et Playground non sponsorisé par Ikea avec Emanuel Campo. L'épisode précédent ici.

 

209) Maintenant si je dis : J'écris : acte de résistance. On va bien se foutre de ma gueule, génitrice, gnocchi Culture Sauvage compris. Le mot résistance est depuis si longtemps confisqué par les électriciens et les chanteurs d'épopée du ministère de l'Éducation nationale qu'on n'ose même plus résister contre sa propre journée.

 

210) Des hommes se sont battus pour qu'on ait le droit de se faire chier. Des hommes sont morts. Les mêmes ont torturé. Ils ont fait ça en toute connaissance de cause, sachant ce que ça sèmerait dans leur sommeil si des fois ils assistaient à l'après-guerre. Des hommes ont donné leur sang pour ton salut, pour toi, pour ta journée, souviens-toi de ça.

 

211) Le problème de l'épopée c'est que ça colle aux tripes. On a beau lire des tas de bouquins et se remplir de chanson populaire, ça reste là, en fond. Ça se mêle au génome. Pas oublier. Pas oublier.

 

212) Mec, tu es un grand poète. Tu as suffisamment fait le malin pour congeler tes rêves entre les amygdales de générations et de générations de profs du secondaires. Il ne te reste plus qu'à te casser vendre à des nègres des fusils de troisième main et crever une jambe en moins.

 

213) Belles cathédrales dans un silence total. Ce silence est le problème avec ta parfection. Les bombes à fragmentation de ton verbe ont tout balayé, plantes et mammifères, laissant le matos hors d'usage et notre exégèse aux cafards et aux tardigrades. Voilà ce que ça fait le génie.

 

214) Quand j'étais jeune je croyais que ce jour était le brouillon d'un autre jour. Je ne savais pas lequel, mais il devait être extraordinaire et devait comporter 1) du sexe 2) de l'art 3) un peu de baston 4) un bon millions d'enfants et 5) assez d'argent pour encaisser tout ça.

 

215) Je croyais aussi que j'étais le brouillon de quelqu'un d'autre.

 

216) Maintenant que j'ai à peu près tout renié sauf l'essentiel, j'aime bien mon aspect inachevé. J'ai conscience que le jour, ma chanson, moi, participons d'un même tout bordélique, un bourdonnement, un cahier très mal tenu. Et que c'est bien le moins que je puisse faire d'en être encore heureux.

 

217) Mais toi, toi, est-ce que le bourdonnement te parvient toujours ?

 

218).......................................................................................

))) tu retrouveras mon cadavre au fond de la balle à linge

tu te diras C'est dommage comme il m'allait bien

comment ai-je fait pour l'oublier

et pour le fun comme ça pour rire

tu me remettras pour sortir

avec tes Converse rouges et noires

juste histoire d'aller voir

si les alcécolos du quartier

veulent bien te donner

vingt-trois ans et demi pour l'éternité(((

 

219) Pense à la Syrie, mec. Pense au Népal.

 

 

 

 

10/04/2015

Pour une débénabarisation du quotidien 195-200

Suite du match de téléphone arabe épicé-puéricole avec Emanuel Campo. Épisode précédent ici

 

195) Tout ce qu'on a dû vivre pour en arriver là. À voir un fleuve. Et encore. Là où tu vois un fleuve je vois une place triangulaire, avec un square où des assistantes maternelles alcooliques vident des cartons de bouteilles de lait vides & généreusement offertes par l'union Européenne avant de rallumer leur cigarette et de laisser les gosses s'étriper tranquillement. Je vois ça et un fil de fumée qui monte, et j'hésite sur quelle bagnole je vais balancer mon mégot à moi.

 

196) Ce que j'aime dans cette place, c'est qu'elle porte le nom de la bataille la plus meurtrière de la seconde guerre mondiale. Je ne sais pas quoi en conclure mais j'aime bien cette collision des mots. 

 

197) Les Boches battent en retraite à l'heure des parents. Les Soviétiques vont maintenant s'en donner à cœur joie avec toute la faim le désespoir la frustration dont ils sont capables. Pendant dix ans et nous trouverons que ce n'est que justice. 

 

198) Quant à moi, je sais que je vais bientôt fermer, et que je vais faire les gestes. Balancer le marc de café. Vider le filtre permanent dans la poubelle. Rincer avec un jus noir et grumeleux. Remplir à nouveau. Six cuillère. Deux verres-doseurs. Puis régler la machine sur 5h45. Allumer une autre cigarette en pensant aux heures de sommeil perdues. Je sais que si je deviens dingue un jour ces gestes-là y seront pour quelque chose. Alors je les fais en essayant de ne rien voir d'autre dans une cafetière qu'une cafetière. Ça fait déjà trente ans que je m'y exerce. L'abstraction n'est jamais si problématique qu'avec des gestes comme ceux-là. 

 

199) Ces gestes. Ces gestes qui ne se cherchent pas d'identité, parce qu'ils savent à quel point ils ressemblent aux gestes du soir précédent, qui ressemblaient à ceux du soir d'avant, etc. Ils sont fiers, ces gestes. Quelle que soit notre tendance au romantisme et notre petite gloriole dans les milieux poétiques ce sont toujours eux qui gagnent. Avec le tempo régulier d'un hymne national. On n'y croit pas mais on chante quand même. Et le cœur s'accélère au refrain. Il y a quelque chose de profondément fasciste dans les gestes du quotidien. 

 

200) Et demain, au lever, on aura oublié, et ce sera reparti pour un tour.

 

07/03/2015

Pour une débénabarisation du quotidien 167-174

Suite du poésie-contest en temps réel et sous vos applaudissements avec Emanuel Campo. Livraison précédente ici

 

167) En 86 je transformais lentement ma propre nature sauvage en nébuleuse de culture sauvage. En 86 je n'avais rien à foutre du département 86, qui est la Vienne, qui est en Poitou-Charentes, et dont le chef-lieu est Poitiers. En 86 je n'avais même pas l'idée de bouter les Sarrasins hors du royaume des Francs. En 86 si je voyais un marteau, je m'en saisissais, je tapais, sur tout et n'importe quoi, sans distinction de race ni de religion. En 86 j'étais dans l'égalitarisme et je bavais beaucoup.

 

168) En 86 ma grande sœur me mettait dans ma poussette me poussait jusqu'au couloir et me balançait droit devant direction la porte des voisins. Je riais à m'en éclater les vaisseaux sanguins et j'écartais les jambes juste avant le choc. Ce fut mon expérience de la confiance totale. 

 

169) En 86 il n'y avait qu'aujourd'hui et la veille de demain et ça durait des siècles. Cela dit, j'étais déjà insomniaque. Trop de choses à faire, à voir, à mettre à la bouche. Mes parents payent encore leurs nuits sans sommeil à l'heure qu'il est. Mais ils étaient encore capables de se lever, de résister à la tentation de m'envoyer par la fenêtre et de retourner se coucher en évitant de voir ce que le mitterandisme était déjà devenu. Il n'y avait pas encore eu de chanteur ironiquement générationnel pour leur enfoncer le nez dans leur trivialité. Ils faisaient ce qu'ils pouvaient. Ils y croyaient.

 

170) 86 : De gueule au pâle ondé d'argent accompagné de cinq châteaux d'or maçonnés de sable et donjonnés de trois tourelle de même ordonnés en sautoir et brochés sur le tout. Voilà à peu près ce que je comprenais quand vous disiez devant moi autre chose que lait, rot, purée, caca, doudou, grande sœur.

 

171) Ton film continue. Ton acteur américain s'instille en moi doucement, gentiment, juste à côté de ma migraine et de mon année 86. Si tu savais combien de siècles elle a duré, cette année où je suis descendu de mon arbre, où j'ai découvert le feu, inventé des outils, commencé à enterrer mes morts, fait commerce ou la guerre ou les deux avec mes voisins, inscrit des stèles dans une langue réservée aux prêtres, sacrifié à des dieux rapidement passés de mode. Je me replonge dedans, et je me prends à rêver. Un long chant monte en moi. Quarante choristes en uniforme soviétique évoque la jeune fille simple sur son rivage, avec son aigle et les lettres de son héroïque fiancé. En 86, j'ai toujours l'espoir que ce soit lui, lui en particulier, qui s'occupe du cas de ton acteur américain dans une cave anonyme des faubourgs de Moscou, avec une fraise de dentiste, des cisailles, une faucille et un marteau.

 

172) Je sens ton corps opérer un déplacement presque imperceptible sur le canapé. Tu te grattes, une petite vague affleure à la surface du duvet vert qui nous recouvre. D'ici, je ne sais pas quelle partie de ton corps tu grattes, mais quelle qu'elle soit j'ai envie d'y porter les lèvres. Mais pour être tout à fait honnête, je t'aimerais avec moins d'anxiété si, une fois, juste une fois, ton acteur Américain en sortait sans nez ou les couilles en moins.

 

173) L'autre jour un copain à moi qui revenait de Russie m'annonce : Je sais que tu aimes la Russie et la guerre, j'ai un cadeau pour toi. Et il m'offre une demi-douzaine d'insignes de l'armée rouge, marine, aviation artillerie, danse cosaque, tout. J'ai de moins en moins de certitudes sur la notion de hasard.

 

174) Ô Katioucha ! Quand ton aimé reviendra de mes fantasmes, de ma migraine et de mon acteur américain, quand il se jettera sur toi puant la viande et la vodka, pense à ton amour, à ce à quoi il ressemblait quand tu le chantais seule sur la berge, même s'il est recouvert d'écailles et qu'il vomit des trucs vert fluo. Nous sommes en 1986 et ton amour s'en revient d'Ukraine. Mais je ne m'en fais pas : fatigue, nostalgie, sarrasins, acteurs américains pour salons de dimanche soir, le nuage, comme on dit, s'est arrêté à nos frontières.