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21/03/2017

Gratos XIII

- C'est des p'tits cons.

- N'empêche qu'on aurait pu boire un café avec eux avant de partir.

 

Les caisses grises, si on leur accorde l'attention qu'elles méritent, présentent des anomalies et des singularités tout à fait dignes d'attention. Stries. Arabesques. Micro-griffures, stigmates de l'érosion et de l'urgence - chaque fois que nous déchargeons, chaque fois que nous nous garons en double file sur la voie de tram, que nous serrons les fesses pour éviter le bus qui arrive à contresens. Chaque fois que nous posons un roll en équilibre précaire que nous tirons les piles de six caisses dessus. Les rolls vont dans le caniveau (bibliothèque du 8è). Les rolls traversent la cour en gravier terre de Sienne (bibliothèque du 5è). Les rolls connaissent les flaques de pisse et les seringues usagées. On sautille. On manutentionne. On rembarque. Des petits cailloux, des scories grisâtres, des gravillons terre de Sienne saupoudrent. Le chargement à bord subit cahots, vibrations,et à force, le plastique même s'érode. C'est ainsi que chaque caisse porte la marque indélébile de ce qu'elle a porté, et de qui l'a portée.

 

- Et le respect des aînés ? T'arrives à sept heures du matin, ils vannent déjà. C'est des p'tits cons, c'est du gaucho de merde. J'ai vingt ans de plus qu'eux !

- Pour ce que ça t'a apporté...

 

Aucun de ces objets (les caisses) ni son contenu (livres, CD, DVD, CD-ROM, exceptionnellement une VHS d'époque) n'est idéologiquement, moralement, spirituellement anodin. Les lecteurs du 6è et des tréfonds du 7 commandent en urgence des manuelles d'éducation sexuelle conforme à l'organisation tribale. Les publics du 4 veulent savoir où installer leur bac à compost dans le loft selon les maîtres du feng shui. Dans le 1er, on réclame le programme du concours d'aide soignant et l'intégrale de Koltès. Il y a 100 000 inscrits à la bibliothèque de Lyon, 100 000 cerveaux, reliés à un seul système nerveux central, nous. 

 

- Au fait, moi aussi je suis un gaucho de merde.

- J'en ai rien à foutre. Je dis ce que je pense.

 

J'avais un système. J'étais fier de mon système. Je le trouvais juste et efficace. Débarque, fais rire la doyenne, drague la secrétaire frustrée, prends le pognon et observe. Les ressources de mon ventre, de mon aine, de ma sale petite gueule de touriste prolétarien à lunettes. C'était une question de doigté et d'équilibre. C'était une grosse blague. C'était un matériau. La fatigue, d'accord, l'abrutissement, mais j'étais le plus malin. Parce que mon système était basé sur l'amour. Universel. Large. Il consistait à aimer les lieux, les gestes, les gens paumés au milieu. Aucun discours d'aucun agent d'entretien ou directeur-adjoint n'était sans intérêt. Tout était susceptible de transfiguration littéraire. Au bout, c'était la dignité. De tout et de tous. Et même si l'Amour lui-même (cité plus haut, disant que je me remusclais des fesses) se foutait de ma gueule me traitait de chrétien refoulé, ça en valait la peine. Ma seule présence, par les vertus magiques de l'écriture, sauvait tout le reste. Amen.

 

- Putain c'est qu'il me laisserait pas passer, le connard !

- C'est peut-être parce qu'il a la priorité ?

 

Avec la chute de mon taux de testostérone a aussi chuté ma capacité d'émerveillement. Je suis devenu irritable. Le boulot me pèse au bas du dos et même la douleur du bas du dos ne m'intéresse plus pour elle-même. Même la splendide architecture extérieure du monologue intérieur de mon binôme n'arrive pas à me passionner. Pourtant son monologue ressemble à une cathédrale gothique : bâti il y a très longtemps, en dur, fait pour les siècles. Rien ne bouge, rien ne peut être ajouté, les phrases reviennent, identiques, selon un ordre immuable. On peut causer dedans, mais tout nouvel élément entré par une ouverture disparaît immédiatement par une autre. Je dis que moi aussi je suis un gaucho de merde, il dit qu'il n'en a rien à foutre, il dit ce qu'il pense, j'ajoute que je reconnais bien là le facho de merde, on ne dit plus rien, je sors mon carnet. À une époque ce simple geste m'aurait suffi. Maintenant il ne reste plus que de l'agacement. Mon binôme après avoir grillé son cinquième feu rouge de la matinée s'est remis à chanter du Claude François par-dessus la voix de Céline Dion.

 

- Va falloir que tu fasses un peu de sport, mon chef. C'est gras, là.

- Une seconde s'il te plaît. J'écris.

 

Nous traversons la France ou sa partie avec mon binôme et soudain nous sommes la France ou sa partie, érosion et camps retranchés. Il est à gauche sur le siège, moi à droite, selon le principe d'inversion évoqué plus haut. Mon binôme ne croit pas à mon système qui consiste à être là, à faire les gestes, à prendre des notes mentales sur tout le processus et à sauver tout le bordel par le seul fait de ma présence poétique. Je ne crois pas à son système qui consiste à être là, à faire les gestes, oublier ses notes mentales immédiatement après les avoir prises, attendant l'heure d'aller lentement se laisser crever devant la télé. Mais dès que le camion est arrêté en double file on saute, on cale, on fait rouler, on embarque, on ramasse le pognon. On n'aime plus, on grince. En-dehors de sa gueule sur laquelle est passée considérablement plus de gravier (érosion) rien ne nous distingue pour le peuple d'assistantes du patrimoine bien coiffées qu'il nous arrive de croiser.

 

...

 

- Un jour, tu me citeras dans un texte, mon chef ?

- Un jour, peut-être.

 

 

06:34 Publié dans Gratos | Lien permanent | Commentaires (0)

16/03/2017

Gratos XII

-

 

Coup du lapin.

Mon binôme a stoppé le camion devant l'élévateur.

 

-

 

la nature n'a pas prévu de corail pour l'homo sapiens

au bout d'un moment la contemplation

entraîne le constat :

les merveilles scintillantes

n'ont pas besoin d'un être si mal adapté 

bras et jambes

tout l'encombrement tétrapode

la limite des poumons

l'air qui se raréfie

l'intolérance à la pression - toute

sa condition

d'anomalie

parasite

: touriste.

 

-

 

je lance mon bras droit

il reste suspendu

1, 2, 3, 4, 5

je l'abats

mais mou

sur la pile de livres devant moi

j'en soulève un

je :

regarde

hume

il :

porte une pastille BML 5ème adulte

je le pose sur la pile en haut à droite de la table

j'en prends un autre 

1, 2, 3, 4, 5

pastille BML 5ème adulte

je le pose sur la pile en haut à droite de la table

puis

je prends la pile

reclasse les livres

par taille

la mets au carré

revérifie toutes les pastilles

et fais de même avec la pile des non-triés

 

regard à mon binôme

lui

c'est un malin

astique une caisse avec le produit vitres

les gestes sont à la fois

secs, cassants, précis

et ralentis 

 

on ne trouve pas ces pesanteurs sur le plancher des vaches

mais

je l'ai dit notre monde est insversé

dans la profondeur j'essaie un rictus

mais je ne suis pas du tout

sûr qu'il soit parfaitement hermétique

mon binôme

ne montre aucun signe de souffrance

ses années d'expériences

paient

je suppose qu'il n'a pas besoin de compter jusqu'à 5

que c'est chez lui

devenu instinctif

mais j'en reste à supposer

car exceptionnellement

aucune bulle ne sort de sa bouche

 

épaule

coude

poignet

chaque geste

se décompose dans une

lenteur lunaire le

constat est là :

le camion

n'a déversé que vingt-trois caisses

à la fin de la tournée - nous sommes

arrivés à 9H38 - déchargement/

chargement des caisses de l'équipe bis

propos sur la courroie de distribution

café

à 10H12

nous voilà

face

à vingt-trois caisses

il faudra tenir

jusqu'à 15 heures

sous peine d'aller couvrir des bouquins avec ces

enfoirés du service équipement

dans la salle à côté

leur morgue

leurs deux ans de la retraite

leurs certificats médicaux

 

mon binôme lance son bras 

en même temps

c'est vers moi qu'il lorgne

il se méfie

il faut

entre trois et cinq minutes pour vider une caisse

5 min.×23÷mon binôme+moi=53 minutes

53 minutes doivent durer jusqu'à 15 heures

par

le miracle de notre

funambulisme

:

à cette minute

nos bras en suspension de part et d'autre de la salle

dessinent l'espace vide qui entre nous compte

1, 2, 3, 4, 5

on pourrait y faire sécher du linge

ou suivre la trajectoire de deux balles de pistolets

s'élançant dans la frénésie du rut

et Claudio Capeo demande

Comment ça va

 

...ça va sauf que

l'effort de lenteur

quand il est dirigé vers

une pile de

bouquins à destination des bibliothèques des 1er à

5è arrondissements

c'est à dire celles que j'empile du côté de la table 

opposé au mien

à un mètre cinquante du point

où mon pubis la frotte

sur-sollicite gainage abdominal

les lombaires

entraînant une

pleine conscience de

l'ancrage de chaque

mouvement giratoire

dans la sangle abdominale

ainsi qu'une

douleur irradiante

du dos à la vessie

via le marasme d'un kebab nocturne

en pleine décomposition

 

le peuple

de mes bactéries intestinales

appelle à la

libération mais qui

va chier maintenant

sait qu'il trouvera au retour une de ses piles

imperturbablement

soulagée d'une ou deux caisses

au profit du binôme

or mes piles de caisses

j'y tiens

je n'en ai que

deux

si on ne tient pas compte

de la pile ornementale de caisses vides que

mon binôme a ajouté

devant ma table

à l'attention de nos

chefs de service

binôme qui

a deux piles lui aussi plus

un leurre

mais s'est octroyé

des piles à caisses

quand les miennes culminent à cinq

car malgré les règles écrites et le syndicalisme

les privilèges de l'âge et de l'expérience

existent toujours

 

cependant

j'ai un avantage sur lui : le

pulvérisateur de produit à vitre

est sur sa table

ainsi que

le lambeau de T-shirt Bricorama

qui nous sert de

chiffon

aussi

pour nettoyer mes caisses je dois

par dix ou douze fois

opérer une rotation au niveau

des hanches

déplier un genou

coordonner le mouvement de la cheville

poser le pied au sol

recommencer avec

l'autre genou

l'autre l'autre cheville

le même sol

pour nettoyer mes caisses

 

avec un peu de chance

ces enfoirés de bibliothécaires d'annexes

(car eux aussi

le sont et sans certificats médicaux c'est

l'apanage des personnels

qualifiés)

auront blindé les caisses

au-dessus du niveau des bouts de scotch que nous

avons mis pour justement

éviter qu'ils blindent trop

et le poids excessif des caisse aura entraîné

rupture des poignées

qu'il faudra rafistoler avec

le gros sparadrap gris

me faisant gagner

à chaque fois deux ou quatre

minutes

 

je tourne la tête vers l'horloge :

10H42

c'est à cet instant que nos regards

de binômes se croisent

et que je comprends qu'aucun de nous

ne lâchera un pouce de terrain

 

je lance le bras

il lance le bras

ma main en suspension

sa main en suspension

je pioche un DVD sur la

sexualité tantrique

il pioche un bouquin sur l'élevage du chiot de race selon la

méthode Montessori

j'égalise les deux piles de caisses vides à ma droite

mon binôme nettoie

la cafetière

 

puis je me prends à regarder

le fond de ma caisse

comme peu de gens

ont regardé le fond d'une caisse

(me dis-je)

tout en sachant bien

(me réponds-je)

qu'on pèche par prétention et par manque de culture

toutes les fois qu'on prétend

inventer un geste ou un regard

mais ce qui

(ajoute-je pour conclure)

vraiment me met en rage

dans ma gangue de gestes

est que

la caisse me montre

sans pudeur son fond

et que la pile de DVD

que j'ai en main

sont tous étiquetés BML Part-Dieu Arts

ces enfoirés de bibliothécaires des annexes

ont pré-trié

par taille

et par destination

nouveau regard à l'horloge

:

11H13

j'ai horreur

des 11 et des 13

j'ai horreur

que ma pile N°1 ait

anorexiquement réduit

son ampleur à trois caisses et demi

alors que mon binôme et son métabolisme ralenti

s'enorgueillit de deux magnifiques

piles de six caisses pleines

(plus un leurre)

 

je me répète :

faire de chaque jour quelque chose de créatif

je me répète :

faire de chaque jour quelque chose de créatif

je me répète :

faire de chaque jour quelque chose de créatif

 

c'est bien là ma vocation

moi-poète moi-chauffeur-livreur

je peux le faire

j'en suis capable

et le temps

passe sur les caisses de livres comme il passe sur les chairs

 

mais à cette profondeur

même le

monologue intérieur de mon binôme ne

déborde pas à l'extérieur

aujourd'hui nous sommes

descendus sans bouteilles

chacun de nous deux jalouse l'air dans sa bouche

à des fins de spéculation

jusqu'à ce que l'échange

devienne inévitable

...

 

— Je vais monter le courrier, mon cher binôme.

— Ne te donne point cette peine, mon précieux collègue.

— Si fait, mon estimé partenaire. Cela te dérangera mois.

— Rien de ce qui se fait ici ne me dérange, mon honorable confrère.

...

 

Personne ne bouge.

...

 

maintenant

c'est Vianney qui chante

...

 

 

 

02/03/2017

Gratos XI

selon les

l'homo sapiens est le premier mammifère

à être attesté

ici.

 

a priori

le lieu fut d'abord envisagé comme lieu d'exil

mouroir

punition.

 

puis

comme paradis sur terre

mangeoire divine

miracle de mécanique vivante.

 

puis

on a commencé à travailler - 

introduction d'espèces invasives

destruction de l'écosystème

horaires contre-nature

inversion du rythme circadien -

aux dernières nouvelles nous sommes devenus nous-mêmes et il s'agit d'investir 1,7 milliard d'euros afin que l'océan se transforme en autoroute

bref

tout va bien

 

...

 

le soleil réverbéré par le pare-choc du connard du 75 rebondit

sur le creux des joues de mon binôme

sur mon obésité

ce matin de concert nous bouffâmes du clébard

et le geste qu'il fait pour monter le son (Sardou, Les Lacs du, op. cit.)

me fait penser à ce que disait Fred l'autre soir à propos de magie noire :

il y a des périodes

où il vaudrait mieux ne jamais sortir de chez soi

sans un gris-gris en vrais poils de chatte d'Erzulie-Freda

 

j'ai voulu ce que j'ai eu - mais rejouer

cette belle existence de tendinites et de scolioses

me fait toucher une vérité

tout à fait

fondamentale :

j'ai 32 ans

presque dix de plus que la première fois

que j'ai monté un carton de frites

pour de l'argent.

je suis vieux.

depuis leur éternel regret du cligno

mes poignées d'amour testent en frottements

les limites du siège passager

et la paternité - avec son cocktail chimique -

a fait chuter mon taux de testostérone

augmentant du même coup

ma tendance à la somnolence.