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18/09/2012

La Différence

 

Richard Millet, Mgr Barbarin, Bobos de gauche, fast-food, Guerre nucléaire


Je vais faire deux infidélités aux principes de ce blog : premièrement, un texte long ; deuxièmement, un texte ouvertement autobiographique, si on part du principe que le Je qui parle est, malgré la poésie, quand même taché de citoyen indécrottablement, et, qu'il le veuille ou non, un bout de ce qu'on continue à appeler une Société, si tant est qu'un tel machin existe.

Ce texte a été publié sur un autre blog plusieurs mois avant Millet et avant Barbarin, mais il redevient d'actualité.

    Tout ça a commencé par un léger louvoiement du bateau. En général, cet espèce de tangage qui vous met l'estomac à quelques centimètres de sa place habituelle se produit après la pause-repas, quand on est au début de la digestion et qu'il faut quand même envoyer, mais là, le rush avait été particulièrement usant pour tout le monde de ce côté-ci de la barrière — de ce côté-ci de la barrière c'est à dire au poste Fish, Chicken et Nuggets, et pour tout le monde, c'est-à-dire moi, M.-L., G. et M.. Pas tellement parce qu'on avait battu des records de vente, mais parce que le nouveau directeur avait passé deux heures sur notre dos à contrôler chaque geste, chaque parole échangée, chaque procédure. Eh, c'est pas toi qui redemandes des nuggets. Eh, là, tu dois lancer les produits pas deux, maximum. Dis, pourquoi tu as huit filets de poisson dans ton tiroir ? Regarde la feuille de niveau, c'est six.
    Etc, etc. Il faut savoir, pour ceux qui n'ont jamais travaillé pour une grande chaîne de fast-food, que chaque geste, chaque ordre donné, chaque attitude corporelle en cuisine sont rigoureusement planifiés selon des procédures valables à Lyon, Paris, Bruxelles, Houston, Vladivostok, Tombouctou, à Bombay je ne sais pas, là-bas il n'y a pas de burgers au bœuf. Enfin bref nous sommes les zombies de la procédure, et malheur à celui qui fait frire cinq filets de poulet si l'ordinateur en a prévu quatre. Ce qui serait valable dans un monde où il n'y a pas de variation d'afflux de clientèle, pas de machines en panne, et pas d'absentéisme au boulot. Ce jour-là, par exemple, on aurait dû être cinq, on était quatre, et on remplaçait tour-à-tour le membre fantôme en sprintant sans arrêt, pour qu'il n'y ait pas trop d'attente devant. L'ancien directeur, un vieux Gray Cooper obsédé par la mode, fermait en général les yeux sur nos petites entorses au règlement. C'est normal : ici, un droit coutumier veut que l'attribution des postes en cuisine ne change presque jamais, on s'en plaint, nous, les réprouvés du Fish-Chicken, mais c'est comme ça. Du coup, nous sommes assez expérimentés pour survivre quel que soit le staff et quelles que soient les machines en panne. Mais le nouveau directeur a vingt-huit ans, il a tout à prouver, et donc, procédures, procédures, c'est dur.
    Quand il a fini par descendre bouffer, vers treize heures trente, ça a été un déchaînement de professions de foi gauchistes : et comment on peut bosser dans ces conditions, et si c'est une grève qu'il cherche il va l'avoir, et tiens, une dizaine de démissions d'un coup ça va lui faire drôle. On savait que c'était une douce brise de printemps, ici personne n'est syndiqué et trois jours de grève, c'est 150 euros en moins, charges comprises. Mais un peu de vent, ça fait du bien quand on vit entre deux rangées de friteuses. C'est un peu notre façon à nous de se dire qu'on s'aime. On se fait baiser on sait qu'on se fait baiser, et la seule vaseline à notre disposition, c'est l'esprit de classe, camarade.
    Mais voilà qu'un con a fait dériver la conversation sur le mariage gay. Je dis un con, parce que je crois bien que c'était moi. On avait l'esprit complètement échauffé, et voilà que je lance ce sujet impossible pour M.. M., c'est un mec ouvert, cultivé, il fait des études de gestion mais il a tâté à tous les genres de philosophie et de littérature, j'ai déjà parlé d'Averroès et de Victor Hugo avec lui, et pour rien gâcher, c'est un excellent pianiste classique. Mais il y a cette grande plaque de plexiglas entre nous, qui s'appelle Dieu. De part et d'autre de cette plaque, on se voit bouger, on suit les mouvements de lèvres de l'autre, on arrive à entendre quelques mots, mais pour se comprendre pour l'essentiel, tintin. Et nous voilà tous à nous hurler dessus, à nous jeter notre mauvaise foi à la gueule, à passer dans le suraigu avec des arguments d'autorité.
   - Le mariage, ça a une origine religieuse ! C'est un truc sacré ! La preuve, en France, 90 % des mariages sont religieux, le reste, c'est du PACS !
   -  Tu peux pas dire ça ! En occident, le mariage est un sacrement depuis le douzième, pas avant ! C'est un contrat économique entre deux familles, à la base !
   
    Aucun de nous n'avait de chiffres ou de date précise en tête. Mais on gueulait, on gueulait, et si on nous avait pas pressés un peu côté comptoir, ça se serait terminé aux mains.
    Dans ces cas-là, j'ai tendance à entendre des machines imaginaires creuser les tranchées du prochain camp de concentration. Et ça peut me durer des heures, ces conneries-là.

*

    B. m'a aussi fait cet effet, une fois.
    B. est un ancien éboueur passé dans le fast-food après un plan social. Ça ne s'est pas trop mal goupillé pour lui, le sous-directeur de notre restaurant est son ami d'enfance. Il a donc eu un contrat à trente-cinq heures d'entrée de jeu, ce qui est un privilège exceptionnel quand on n'est pas COTOREP, et il a eu un planning comparable à celui qu'il avait avant, 5h-17h, du mardi au samedi. Il a gardé des habitudes d'assimilé de la fonction publique, parle de grève trois fois par semaine, fait un peu durer ses pauses, et se livre à de petits trafics de fromage et de charcuterie dans la salle de pause.
    Ça ne le dérange pas, B., de bosser dans une nuée de nègres et de bougnoules, il est copain avec J., qui est Martiniquais, il est copain avec C., dont les grands-parents ont vu le jour au Congo-Brazzaville, il est copain avec M., aussi. Mais un jour qu'on parlait politique, il m'a dit :
     - ...ben ouais, faut sauver la France mon gars, extrême-droite, moi, j'ai pas de problème pour l'assumer.
     Je lui ai désigné les autres cuistots du jour, tous nègres comme si c'était fait exprès
     - Et eux, alors ?
     - J'ai pas de problème avec eux.
   
    Et ça s'passe comme ça, dans la restauration rapide : tout le monde a quelque chose à régler avec le Capital, mais c'est plus facile d'aller taper sur les minorités visibles ou non. En salle de pause, la télé beugle quelque chose sur la délinquance en France, on tape sur les Arabes. M. descend avec son plateau, silence, puis quelqu'un en remet sur les Juifs. J. fait son apparition, circoncis en son huitième jour. Difficulté intellectuelle : papa bicot, mère youpine, avec lui on ne sait jamais s'il faut être raciste ou antisémite. Qu'est-ce qu'il reste ? Bah, allez, les Arméniens. Mais voilà qu'E.. Merde. E. a un nom à consonance arménienne, bien qu'elle n'ait aucune origine arménienne, je le sais, mais je ferme ma gueule. Va pour les cas sociaux, alors ? Ouais. Sauf que là, arrive Joséphine, qui a intégré l'entreprise quasiment analphabète. Pendant cinq secondes, on n'entend plus que le bruit des mâchoires, et la télé, mais personne ne l'écoute plus vraiment. Et puis soudain, une petite voix formule la solution :
    - Vous avez vu les Roumains à l'arrêt de métro ?

    Les Roms, c'est vraiment du caviar pour les petits réflexes de pensée rétrogrades : il n'y en a pas dans l'équipe, ils ne risquent pas de s'intégrer, la communauté black-blanc-beur se reforme et se passe en toute amitié le bâton pour leur taper dessus.

*

    M., sunnite outé, et G., lesbienne pratiquante, étaient potes, ils le sont restés. B. pense bien que l'immigration est un fléau, sauf pour tous les Arabes et les Noirs qu'il connaît. Et moi, je reste ridicule avec mes effarements de vierge gauchiste bien-pensante qui voit des miradors partout. Et je sais que personne ici n'ira casser du pédé le samedi soir, ou participer à une ratonnade. Mais il y a un contexte, un blabla ambiant, un bourdonnement généralisé et de plus en plus banal où des éditorialistes, polémistes, ministres, illusionnistes ultra-médiatisés répètent en prime time qu'on ne leur donne jamais la parole, et que les discours angéliques des bobos de gauche, ça va bien.
    Et en bout de chaîne alimentaire, l'isoloir. 
    Alors les bobos bien-pensants ça nous fait tous rire, mais le langage a beaucoup plus d'influence que le réel sur les pensées et les bulletins de vote.
    Entre nous et Auschwitz, il n'y a plus qu'une fine couche de bobos de gauche.

Et la fin du monde dans tout ça ? Elle avance, elle avance...

20/08/2012

De viande et de mots

Avec tout ça, j'ai beau gagner hardiment mes 800 euros par mois en balançant des viandes reconstituées sur des grills automatiques et en nettoyant des chiottes, il y a quelque chose dans ma vie, et y compris sur ce blog qui me classe dans la catégorie CSP++ aux yeux des organismes de recensement.

Ecrivain, cadre supérieur...

Poète, profession libérale...

J'aimerais seulement arriver à cadrer tant soit peu le jus de pensée qui me coule des aisselles pendant les longues heures de cuisine.

Ou seulement, puisqu'on parle de pensée, à endiguer l'absentéisme.

18/08/2012

Dernier Fast-Food après la bombe

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Vous vous souvenez de ce que vous étiez en train de faire quand la guerre a éclaté ?

Si je m'en souviens. J'étais ici, au restaurant. Devant la sortie de secours. Je fumais une cigarette. Je me faisais sécher au soleil. C'était une belle, une très belle journée.

Moi je dormais. C'est une explosion qui m'a réveillé. Le bruit des vitres soufflées d'un coup. Le grondement grave et majestueux qui vient des fondations.

Nous, c'est un gamin qui nous l'a appris. Il venait manger avec son papa. Il jouait à un jeu de guerre sur sa DS. À un moment il s'est arrêté, a levé la tête, éclaté de rire. Il a dit : vous savez ce que mon papa il m'a dit ? C'est la vraie guerre ? C'est chouette !

C'est tout ?

C'est tout. Le premier missile n'est arrivé aux abords du restaurant que des mois plus tard. (Pause.) « C'est chouette ! C'est chouette ! », vous vous rendez compte ? Comment est-ce qu'on les élève, à notre époque ! Il n'aurait pas pu dire « de la balle », « Chanmé », « Classe », au moins ?

(Il se gratte la tête, regarde le ciel, mon uniforme, l'entrée du restaurant, puis encore le ciel. Il faut que je le relance. Il faut que je le relance, sinon il va partir. Un de plus. Parler à un être humain. L'occasion est trop précieuse.)

Il y en a qui prétendent qu'ils la font durer exprès. Que s'ils avaient voulu, avec les moyens d'aujourd'hui, tout aurait été fini en un quart d'heure. Vous y croyez ?

Je ne sais pas.

(Encore le ciel, encore mon uniforme, encore l'entrée. Relancer, relancer toujours.)

Ça vous chiffonne que je porte encore le logo à deux arches et le polo bleu marine au lieu du casque et de la tenue de camouflage ? C'est comme ça. Il faut des planqués aussi. Si vous saviez combien de soldats, et des deux camps, ont été heureux de retrouver le logo chéri de leur enfance et moi derrière avec ma tenue de cuisine. Tous, il revenaient d'égorger mais devant le logo deux arches et l'aire de jeu rouillée, les voilà mioches à nouveau. Tous. Des fois, il n'y a rien, rien du tout, alors ils prennent un gobelet d'eau chaude et ils restent des heures, qu'il pleuve ou qu'il vente. Et pourtant la toiture fuit. Et ils exigent d'avoir leur ticket de caisse. Tous. Parce qu'il y a le code pour la porte des toilettes. Il leur faut le code. Alors qu'il y a longtemps que la porte a été défoncée.

(Pause. Mon récit n'a pas l'air de l'émouvoir autant qu'escompté. Il a autre chose en tête.)

Il y en a aussi qui disent que c'est très bien, que c'est dans les guerres que reparaissent les hommes, les vrais, que c’est avec ça qu’on les fait, du fer et du foutre, et du sang et des outres, des outres qu’on crève et dont on embrasse la fente, ivre.

Au début nous étions tout excités, comme l'enfant. Enfin quelque chose qui se passait, vous vous rendez compte ! Puis il y a eu l’inquiétude. Vous savez, il y a bien longtemps qu'aucune camionnette de fournisseur n’ait été signalée dans le secteur. Pour l'instant je me débrouille, je pêche les quelques rats et serpents qui s'aventurent jusqu'ici mais si un jour le quartier est inondé, je ne sais pas. Et puis surtout, depuis que l'excitation des débuts est passée, c'est comme si tout était revenu au point de départ. On s'emmerde.

Pourquoi ne partez-vous pas ?

(C'est l'instant

que j'attendais depuis le début

Je vais être beau dans le couchant

pile la lumière pour sortir mon meilleur profil

et faire ce que je sais faire de mieux depuis le début de la crise

hausser les épaules en regardant au loin

des fois qu'il s' trouve quelque chose de vraiment classe énorme

et dire: )

 

Oh vous savez. J'ai toujours un contrat.