23/11/2018
Tentative de poème du 23 novembre - tombstone
En allant récupérer le petit entre les bouts de gâteau écrasés et les restes écorchés de la piñata, j'ai tout de suite vu que l'autre enculé avait jugé bon de faire trôner un agrandissement d'une photo de Dylan dans son salon - la photo mythique de D.A. Pennebaker, prise pendant l'enregistrement de Blonde on blonde, où il boude et joue de la basse.
Ni une ni deux, j'ai dégainé mon t-shirt, celui avec la photo de Leonard Cohen - Leonard Cohen par Michael Putland, riant dans une chambre d'hôtel, fumant pieds nus en 1974, c'est à dire l'année de New skin for the old ceremony. Na.
Alors l'autre enculé a saisi l'objet qui était sous la photo : une magnifique guitare d'époque, une Martin D-28, une vraie de vraie. Il m'a regardé, j'ai fait semblant d'engueuler le petit à cause de cette chaussure perdue, et il a gratté un semblant de mi, l'air de ne pas y toucher.
N'écoutant que mon désir de sauver ce qui me restait de face, quitte à la lui envoyer dans la gueule par courrier suivi, j'ai saisi ma Stratocaster de 1959.
Vous direz ce que vous voudrez des Stratocasters : c'est comme un couteau suisse, ou un bocal de condiments indiens. Ça sert à tout. Surtout quand ça commence à avoir un peu de bouteille. Que le vernis est légèrement écaillé par endroits - c'est ce que je me disais, mais voilà que l'autre enculé se met à gratter : l'intro de "Tombstone blues", rien que ça.
Et moi, sans perdre une seconde, de prendre la partie solo - un beau son clair, allant vers le crunch au coup de médiator, impec.
Mais l'autre se met à chanter : voix grave, un peu éraillée, pile ce qu'il fallait pour attraper la chanson et en faire sa chose, sans essayer de concurrencer le maître sur son propre terrain. Il le faisait en plein conscience de l'effet à produire, comme si on était sur une plage, près d'un feu, entourés de lycéennes non-épilées à moitié ivres - il ne se doutait pas que j'allais choper l'harmonie à la tierce, à mi-couplet, et faire le job mieux que sur le disque.
À ce moment-là la chanson a commencé à sembler plus vieille qu'elle n'était : un pur produit du folk américain, venu d'Europe en fraude, passée des champs de patates aux hectares de caillasses des Appalaches via des bateaux moisis, des poches d'immigrants troués, des gorges de hobos enduites d'alcool de maïs frelaté, des couloirs d'usines vétustes. À ce moment-là aussi les enfants ont arrêté leur bordel dans le couloir qui menait au jardin, et pas seulement les enfants : les parents s'y sont mis, suant comme quand on reste cinq minutes sans enlever son manteau, comme on se cherche une place sur le sofa entre les emballages de cadeaux déchirés et les assiettes en carton - et comme ça arrive parfois, certains ont commencé à danser - et comme ça arrive parfois, à taper dans leurs mains - et pour ceux qui savaient, à siffler.
Nous ne faisions pas attention à eux. C'était trop facile. Et ce n'était pas ce qui nous intéressait.
Ce qui nous intéressait, lui et moi, c'était de se regarder méchamment dans les yeux, pour voir qui de nous deux allait craquer le premier.
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Dix ans et des millions d'albums vendus, aucune de nous deux n'avait lâché un pouce de terrain.
07:00 | Tags : dylan, cohen, duel, chanson, harmonie vocale à la tierce | Lien permanent | Commentaires (0)
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