28/02/2017
Gatos X
la plongée en haute mer
impose
la régularité de l'inspiration
et de l'expiration.
la flânerie entre massif de corail
et banc de poissons-chirurgiens
exige de soumettre son souffle
à un ostinato d'une régularité terrible.
à cette profondeur la personnalité se dissout
l'être
se dédouble :
croise un requin qui veut faire mumuse.
lutte contre l'aspiration d'un courant subit.
prends-toi sur la tronche les eaux troubles d'une embouchure de fleuves.
l'humain dit : peur.
l'appareillage non-humain qui dispense l'air répond : régularité.
n'oublie pas.
de respirer.
avec.
régularité.
ou.
tu mourras.
yoga -
métronome -
horlogerie fade et froide de Jean-Sébastien Bach -
vieux fantasme d'une maîtrise absolue
sur les réflexes.
la survie dépend du maintien de l'effort conscient
jusque dans le plus mou
de la contemplation.
-
ainsi
par une bizarrerie cognitive que la science
n'a jamais cherché à expliquer
mon binôme vit dans un monde
inversé.
c'est comme ça.
il faut s'y faire.
quand il pousse une pile de caisses et dit on descend ça veut dire
on monte au rez-de-chaussé.
quand il dit à gauche il faut comprendre
à droite.
quand il dit devant
c'est du cul du camion qu'il
parle.
quand il dit CD c'est pour DVD et
inversement.
pour
survivre
pour que le boulot se fasse
c'est le monde entière qu'il convient de reconfigurer.
toutes les cinq minutes.
à raison de huit heures par jour.
ça prêterait à rire comme ça y prête au sein de l'équipe de l'après-midi
mais.
mais c'est dans tête-dans-l'cul et dans durée-indéterminée que ça se passe ;
mais c'est doucereux et constant comme un picotement
comme une migraine ;
mais c'est aussi
la folie qui dépasse dans les coins
légère et court-vêtue.
politiquement
spirituellement
religieusement
il y a longtemps que j'ai arrêté de considérer l'équilibre mental
comme autre chose qu'un cliché pour magazines féminins
et agents de maîtrise sans imagination.
aussi
il n'est pas exclu
que le rez-de-chaussée de la bibliothèque
se trouve en-dessous du premier sous-sol
que le cul du camion
ait été placé par erreur derrière la porte latérale
et que la voie de droite
derrière les stops de la bonne ville de Lyon où nous exerçons notre métier
se trouve malignement à gauche
et que personne
jusque là
ne s'en soit simplement
aperçu.
12:00 Publié dans Bouts de peau, Gratos | Tags : respirer quand on fait de la plongée sous-marine, binôme, folie, inversement du monde | Lien permanent | Commentaires (3)
23/02/2017
Gratos IX
j'ai l'air de rire -
je regarde
là où c'est de la vie
je prends des notes
j'ai l'excitation de la nouveauté
la géopolitique des rapports d'équipe
la conscience des coulisses
mais ne croyez pas que je
m'amuse.
Il y a là des visages
des culs
émaciés ou aplatis
émaciés comme mon binôme
aplatis dans le saindoux des tableaux Exel
comme la responsable RH.
Et moi au milieu.
À me demander ce que je suis en train de
devenir.
Émaciée ou aplatie la vie est plate et sans imagination.
Je me suis toujours fait fort d'être
moi poète
dans la même merde que tout le monde.
Là réside ma légitimité.
Alors je me la pète,
je roule des mécaniques,
j'amène mon parcours zarbi,
je fais rire binômes et secrétaires.
Mais des fois je fatigue.
Où est mon boulot ? Où est ma vie ?
À partir de quand tout ça cesse d'être une expérience littéraire
et devient la vraie merde, celle de tous les autres ?
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Mon binôme a entendu quelque part que j'écrivais de la poésie.
Depuis il craint ma prise de note dans le camion
comme je crains moi sa tendance à doubler à contresens dans la voie de bus sans aucune visibilité.
Entre nous, c'est donnant-donnant.
07:00 Publié dans Bouts de peau, Gratos | Tags : binôme, fatigue, ma légitimité | Lien permanent | Commentaires (0)
21/02/2017
Gratos VIII
c'est là, sous le coude ;
sous le coude eczéma-pile de palettes ;
c'est sous nos coudes eczémateux posés sur la pile de palettes inoccupés,
le monde dans nos bouches la suie des petites haines du jour ;
c'est dans le muscle refroidissant, quand on monte à deux porter une lettre au service courrier ;
c'est dans les piles de caisses vides en rempart autour de nous dans la salle de tri, ruse suffisante pour égarer le nez des contremaîtres ;
c'est dans la caféine, dans la sciure entre le quai et la loge des appariteurs,
c'est dans les hectolitres de salive et la gerçure des lèvres,
qu'on touche le dur du truc,
le noyau, la quintessence
de cette être-fonctionnaire ;
car nous (Jean-Claude, mon binôme) fonctionnaires,
avons des idées sur les fonctionnaires
que nous exprimons en disant fonctionnaires
sans ménagement pour le politiquement correct -
nous ne disons pas employé municipal ;
pas personne à licentiabilité réduite
mais fonctionnaire - le mot le cru, dans toute sa violence vengeresse.
Ces types y travaillent comme des fonctionnaires dit mon binôme.
Nous sommes fonctionnaires, je dis.
Oui mais tu comprends ce que je veux dire. J'ai pas l'esprit fonctionnaire.
Nous sommes tous les deux, mon binôme et moi -
Jean-Claude reparti vers aux palettes aux mérous aux rêves quinté dans l'ordre -
nous montons.
C'est donc dans l'ascenseur exigu qui dessert les dix-sept étages que nous nous confronterons à l'esprit.
À deux. Une enveloppe.
Le service du courrier est au cinquième ;
nous nous arrêtons au quatre,
une assistante du patrimoine monte,
yeux dans les narines, narines déployées -
les dents déchaussées du binôme lui font une prière pauvre sur tout le corps ;
elle descend au sixième (notre doigt a ripé) ;
nous rentrons le ventre ;
l'ascenseur nous emmène au 12 -
un conservateur homosexuel soupire sur un chariot rempli de livres pieux du 17ème siècle :
bien sûr, il ne peut pas monter - nous avons sous notre enveloppe
(elle est adressée au service finances) notre chariot à nous -
(il grince, mais il marche) - bien sûr le conservateur grince à son tour,
mais cette fois c'est la bonne ;
et avant que j'aie eu le temps de constater que j'ai enfin trouvé une utilité à cette aberration typographique qu'est le point-virgule,
NOUS ARRIVONS AU CINQUIÈME.
Tour rapide des boîtes, esquive de la responsable RH désolée par les irrégularités de mon contrat -
la dernière fois il lui a pris la fantaisie de me
taper la bise devant mon binôme qui pour l'occase
ne trouva rien d'autre à faire que de constater rouge l'existence
pleine et entière de ses mules de cuisinier -
bref, nous déposons le courrier,
puis redescendons au quatre - machines à café, terrasse -
car tout ça méritait bien une petite pause.
.....................................
Et pendant ce temps-là :
j'ai vu
je fus témoin
j'ai su
qu'il n'est rien arrivé à
mon binôme.
Qu'il n'est rien arrivé
entre le 6è et le 5è à la redescente,
ni au 4è (terrasse fumeurs et machine à café)
ni au rez-de-chaussée (un demi-chariot pour le tri - on repassera),
mais que tout ce temps,
dans l'ivresse de l'enveloppe
dans l'angoisse de l'ascenseur,
j'ai vu,
je fus témoin du fait que mon binôme
EXISTAIT -
et que pire qu'exister,
tout ce temps mon binôme
VIEILLISSAIT -
imperceptiblement
mais réellement.
J'ai perçu
sa densité d'homme.
Ce dont la femme (mauvaise humeur à cinq heures du soir,
crédit à la consommation)
qui partage sa vie depuis trente ans
ne peut
se vanter.
07:00 Publié dans Bouts de peau, Gratos | Tags : fonctionnaire comme insulte, aventures dans un ascenseur, le service du courrier | Lien permanent | Commentaires (0)