25/10/2017
Parc Muzéon
C'est dans le parc Muzéon
sur le quai de Crimée
juste après la maison du peintre
que vivent les grands fétiches.
tape le tambour touille la tambouille
tape tape et tape encore
incantations tam-tam tapent dur sur ma couenne
Les Blancs sont revenus
les taxis se sont reconvertis
en vendeurs à la sauvette
ubérisation du Grand Soir
la grand-mère est sortie de sa cryogénie
avec la robe de bal de ses dix-sept ans
et tout a été déboulonné.
Mais dans le parc Muzéon
près de la maison du peintre
ils s'obstinent à exister.
Il y a d'abord le grand
celui au crâne.
C'est Vladimir Ilitch Mawu,
l'esprit tourmenté qui fait les choses
raison de tout et de se lever le matin
Dieu de la calvitie et de l'insomnie
qui sortit le monde d'un amas d'encens bavard.
Il y a Ogou-Djougachvili,
celui qui apporte la foudre.
Celui-là se fait craindre
par-delà la mort et l'inutilité.
On l'honore toujours
à coups de fleurs artificielles.
Je le jure.
J'ai vu ça de mes yeux.
Il y a Dan Kalinine
celui qui maintient l'existence.
Et Dzerjinski-Baron Samedi,
qui fait grossir les femmes
et dans les femmes les guerres
et dans les guerres les récoltes saisies
les années au grand air.
Et puis quelques divinités mineures
qui n'ont pas créé
mais qui ont soufflé le vent et l'atome un moment
à leur tour.
Ce qui les caractérise
c'est leur humilité
mais ce sont elles qui firent la Grande Grisaille patriotique
aux actualités.
Les actualités : secrètes.
Le ciel : gris.
Les images : mornes.
Épaules et bâtiments : massifs.
Tout ça, qui a fait ton enfance.
Mais : Tape le tambour
tape tape tape et retape
Les religions n'ont pas été abolies !
Elles ont été adaptées aux grands sentiments des ivrognes.
Tape encore, tambour de malheur
on cassera du verre et des hommes.
Ce ne sont même pas des ruines, ici,
ce sont des bouts.
Dans lesquels tu peux te mirer
quand tu veux embrasser la totalité.
Mais des bouts de quoi ?
J'ai beau y réfléchir.
On disait que c'était un bel endroit
pour se faire planter une médaille
mais qu'on ne pouvait pas y vivre.
Pourtant il y a eu des chansons.
Et pas seulement des chansons patriotiques.
Pourtant les glaces coûtaient 48 kopecks.
Tape le tambour touille la tambouille
si j'ai bien compris
il s'agit d'être loin et de s'en foutre un peu
ou alors : il faut considérer
il ne faut rien minimiser mais il faut
con-si-dé-rer
là, vivent encore les fourmis et les touristes
alors pourquoi pas nous ?
Après tout, là aussi trotte un type
qui rêve d'une couverture et d'un avion.
Il calcule ses points de retraite
il regarde les dieux qui ont gagné la leur
dans ce parc Muzéon – alignés.
L'ample pope passe et il rote
c'est lui qui les a tous bouffés
Refais la place et peins les murs,
si ça te chante.
Refoule le Caucase et la mer Noire – si la vie
est un bâtard de la rancœur et de la nostalgie
alors balance l'exotisme aux chiottes !
Enterre les cocotiers !
Déchire les colliers de fleurs !
Joue au bowling sur un parterre de danseurs traditionnels !
Envahis la métropole,
qu'on rigole.
Et creuse : il y a toujours un nègre au fond.
Nos ancêtres les gueules noire !
l'Azéri, c'est la France !
Comme disait tonton
Joseph, qui n'avait jamais entendu parler du Muzéon.
Et tends ta petite main :
moi donner toi
démocratie, Katia.
Moi donner toi
capitalisme
apprendre toi
anglais
français
ordinateur
ventes privées
parfum
mais danse pour moi.
agite ta croupe-skaïa.
Et note bien :
il y a beaucoup trop de statues de poètes dans cette ville.
Tu ne peux pas faire dix pas sans tomber sur quelqu'un
qui a cru pour de vrai que la vie se trouvait au fond de l'écriture
qui a payé pour ça qui en a chié pour ça
et qui
comme si ça ne suffisait pas
se fait du rab en bronze ou en granit.
Il y a là :
les vétérans du suicide et du goulag
ceux de la vieillesse et ceux de la tuberculose.
Fais ton choix.
Le mien est évident :
il y avait des travaux sur la place Trioumfalnaïa.
Des ouvriers à quatre pattes avaient retourné toutes les dalles
et refaisaient un truc.
On ne sait jamais exactement ce que refont les gens
qui ont une gueule à venir des Républiques
mais c'est dans l'intime des jupes des villes.
Ils refont des trucs. Ils retournent des machins. Ils trifouillent.
On voit seulement qu'ils sont : azéris. Ouzbèkes. Tatares.
Plus maigres que le pope qu'on a croisé tout à l'heure,
et que le flic qui les regarde
mais en bien meilleure santé.
Ce jour-là, ils étaient quoi ?
Dix ? Quinze ?
Lui était seul.
Lui : je veux dire Vladimir Vladimirovitch Maïakovski.
Il était seul mais il faisait six mètres.
Et il était en bronze massif.
Tu crois qu'il se serait baissé
pour ramasser l'outil d'un pauv'gars-reins brisés ?
Qu'il se serait accroupi pour boire un coup, sans façon,
taper dans une épaule, en copain,
partager à la bonne franquette un bocal de sprats ?
Macache !
Cet enfoiré abstrait regardait l'horizon
comme si sa seule présence excusait tout le reste.
Pourtant nous fûmes aussi – lui et moi – un empire multiracial et multiconfessionnel
où le mot nation n'engage pas à beaucoup plus
qu'à une joyeuse danse d'idiomes
une façon particulière de gratter la guitare
et une richesse supplémentaire
dans les préparations culinaires.
Alors je ne veux pas qu'on crache sur cette terre.
Ou alors comme on crache dans ses mains :
parce qu'on a du boulot.
Lentement les faces de pierre
se transforment en concept.
Elles ont leur sale gueule de dieux qui ne dorment jamais
qui vivent les uns sur les autres,
qui avalent des mauvaises nouvelles au kilomètre,
pissent des décrets, chient des télégrammes.
Et les gens, quand même, sous leur regard vides
vivent.
Avec tout l'oubli et l'acceptation que ça suppose.
La vieille mambo est toujours ici à traîner
et elle tape et elle touille.
Mais on ne le sait pas
on ne veut pas le savoir – alors quoi ?
On remonte la fermeture éclair
on s'engouffre dans le métro
et on encaisse la sale voix en uniforme
de la préposée cubique dans sa guérite
en rêvant à quand
on se reposera.
Au ciel les mosaïques
chantent une certaine idée de la gloire passée
mais pour nous c'est : crachat.
Notre poésie n'a rien à voir avec la gloire.
Elle a à voir avec des centaines de matins mal digérés
des rituels puérils
et des tas de chaussettes dépareillées.
Crier ? Tu peux.
Ça le ramènera pas
ton beau silence d'autrefois.
Crever ? — ça
tu peux pas.
07:14 Publié dans fins de séries | Tags : maïkovski, moscou, vieux fétiches, statues, octobre 17 | Lien permanent | Commentaires (0)
12/08/2015
La Ville des sept gares et des mille et trois etc
(à Katia Bouchoueva)
il y a des rues il y a des poètes
il y a des avenues à sept voies et des marchands de glaces
il y a des poètes il y a du bronze
il y a du granit il y a du grès il y a du marbre
il y a des livres
et malgré la chaleur ce sont les seuls qui transpirent
il y a des yeux cloutés il y a un empire
il y a une momie une seule mais qui a rançonné depuis belle lurette toute la ferveur disponible
et il y a et il y a
des Ouzbèkes des Azerbaïdjanais des Kirghizes
dans le bâtiment et dans la voirie − et
ceux qui n'y sont pas allés ont sûrement une vague notion de ce que c'est que la démocratie
quant à ceux qui y sont revenus — paie tes cinq cents grammes de vodkas et ta nuit pour qu'on en parle
...
il y a des rues il y a des poètes et une crampe de quinze millions d'estomacs
une petite fille de 33 ans qui rallume 1917 dès qu'elle voit la mention 48 kopieki
et là-dessus
Pouchkine qui se marre de l'invariance des choses
comme s'il ne remarquait pas l'absence des ivrognes
d'il y a trois ans
23:08 Publié dans fins de séries | Tags : moscou, momie de lénine, 48 kopeks, pouckine, les ivrognes d'il y a trois ans | Lien permanent | Commentaires (1)