02/02/2013
Anniversaire
Mon cher Jacques Jouasse,
C'est aujourd'hui le 131è anniversaire de ta naissance, et je n'en reviens toujours pas que tu m'aies fait cet effet-là aussi longtemps.
Ah, tu m'auras bien gâché la jeunesse ! Rappelle-toi, comment c'était, d'aborder une fille dans la cour du lycée, et de lui dire : " Salut, Nausicaa, comment va ton effrayant torrent tout au fond ? "
Va esquiver le coup de sac à main, après ça. Je ne savais pas comment faisaient les autres, mais je me rendais compte d'une chose : ils arrivaient à vivre. Ils arrivaient à vivre sans leur défonce quotidienne à l'encre d'imprimerie.
C'était ça, tes livres. De l'alcool de papier. Une titubation vers un sens lumineux, mais inatteignable parce qu'on trébuchait, le cerveau bouffé par les notres de bas de page. On accrochait un oeil, une main, une dent, mais alors une vue d'ensemble sur le corpus christique, dans cet état, autant tenter de se réciter en apnée le monologue de Molly.
J'aimais tes superstitions, ta mauvaise foi. J'aimais bien le bouffon haut perché sur ses baskets, et aussi le fait que, toi aussi, avant écrivain, tu aurais voulu faire star du rock.
Mais ce que j'aimais surtout, c'était que ton Dublin 1904 (pas 5 ou 6. Pas 3 et demi. 1904) avait exactement les dimensions de ma vieille ville industrielle ayant raté sa reconversion.
Les bistrots étaient les mêmes. Les grandes gueules étaient les mêmes. Les antisémites étaient les mêmes. Et d'ailleurs, à chaque fois le héros portait le même nom que mon tas de charbon natal.
Tout ça a été à l'origine d'un terrible malentendu qui m'a rendu presque aveugle, moi aussi, pendant des années.
A l'époque, entrer dans une librairie et ouvrir un livre au hasard, et m'apercevoir que ces gens-là mettaient de la ponctuation, utilisaient des mots d'une langue déjà écrite avant eux, et n'attachaient aucune importance aux gargouillements de l'estomac de leurs personnages - comme si tu n'avais pas existé - me donnait l'impression de vivre dans le péché.
Alors, j'ai voulu bien faire. J'ai recopié tous tes procédés, j'ai commis des épopées en 12 chants parodiques sur un lacet qui se défait, je me suis positionné courageusement vis-à-vis de l'Eglise d'Irlande. Mes efforts ont fini par payer, si bien que vers septembre 2001, je commençais à être moderne en 1922.
Je n'avais pas compris que ton vrai tour de force, c'était d'avoir créé le plus brave type de la littérature occidentale.
Mais, au fond, est-ce que j'ai vraiment le droit de t'en vouloir pour ça ?
Un de ces quatre je te relirai. Et cette fois, sans avoir le soleil dans les yeux. Mais pas maintenant. Maintenant, j'assimile tous les volumes que tes épaisseurs de papier bible m'ont cachés si longtemps. Mais je te garderai toujours une place dans mes fondations.
Parce que je t'aime, Jacques Jouasse. Je ne sais plus si je t'admire, mais je t'aime.
Tu as été mon impasse, mon doigt dans l'oeil. Mon adolescence, quoi.
11:35 Publié dans Conneries | Tags : james joyce, anniversaire, molly, stephen dedalus, adolescence, modernité | Lien permanent | Commentaires (0)