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21/06/2018

Un début de Marc Guimo (réalité dans ta face)

 

 

 

C’est lundi matin.

Comme chaque lundi matin,

vous êtes en réunion d’équipe.

Tout le monde sourit.

Tout le monde fait semblant d’entamer la semaine

avec enthousiasme et motivation.

Pourtant la terreur s’installe.

Votre chef de service pointe un projecteur sur un écran,

navigue du bout du doigt dans un fichier PowerPoint,

vous fait bouffer des graphiques,

des statistiques,

des objectifs non atteints.

Ces graphiques,

ces statistiques,

ces objectifs non atteints,

vous les connaissez pas cœur.

Ce n’est pas dans un but informatif que votre chef de service vous les ressert :

c’est pour vous rappeler – des fois que le week-end vous l’ait fait oublier –

Quels minables vous êtes.

Individuellement et collectivement.

Comme si ça ne suffisait pas, votre chef commente.

Il n’a pas besoin d’élever la voix.

On entend des bruits de déglutition de temps en temps.

Quelqu’un autour de la table –

peut-être vous, peu importe –

ose rappeller combien cruellement vous êtes en manque d’effectif.

Votre chez de service s’en carre que vous soyez en manque d’effectif.

Vous êtes humains.

Ça aussi, il s’en fout.

Tout ce qu’il voit, c’est les graphiques, les statistiques, les objectifs non atteints.

 

Votre chef de service est fort avec les mots.

C’est le métier qui veut ça.

Il va dire un mot, par exemple :

un certain mot,

dans un certain contexte,

avec une certaine inflexion de la voix.

Chacun de vous, sur sa chaise, en proie à ses sucs gastriques,

comprendra ce mot différemment et pour lui seul.

Le mot l’aura touché dans ce qu’il a de plus intime et secret,

et vous vous sentirez tout à coup merdiques et insignifiants.

 

Que vous soyez cinq, huit, douze, peu importe – votre chef est très fort.

 

Mais, vous le savez tous,

Ce n’est qu’un échauffement.

Maintenant il va s’en prendre à quelqu’un en particulier.

Une stagiaire.

Ou une secrétaire administrative.

Lui faire une de ces réflexions dont il a le secret.

Car il est fin psychologue – cela, vous auriez tort de l’oublier.

Il connaît bien son équipe.

 

De fait, tout le monde se tait,

attend que l’orage passe,

sans même oser planquer ses yeux

dans le bloc-notes fourni par la direction.

Vous avez des cachets pour la tête,

des trucs à sucer pour l’estomac,

un reste de Xanax au fond d’un tiroir.

Vous visualisez un long couloir fait d’une dizaine d’heures,

Et, au bout, luit tout de même un espoir :

ce soir, à 20h50, il y aura une émission de décoration intérieure sur la 6.

Vous oublierez tout.

 

Bref,

la réunion se passe normalement.

Ou plutôt, devrait.

Car soudain,

au moment où vos collègues s’y attendent le moins,

vous vous levez.

 

Votre chef se retourne –

avant qu’il ait eu le temps d’analyser la situation,

vous brandissez un petit bouquin blanc,

format A6,

avec une illustration au pastel sur la couverture –

et vous vous écriez :

 

- LA RÉALITÉ N’EST PAS UN CHOIX, C’EST UN RAPPORT DE FORCE !

 

Gerbes, étincelles, fumée :

le PC implose,

le document PowerPoint disparaît de l’écran

dans des moirures mauves et oranges,

les cafés se répandent,

les stylos roulent à terre,

les cris fusent,

voilà votre chef de service brusquement projeté au sol,

par quelle force, on ne sait,

mais projeté –

il est rouge,

il étouffe,

se tord,

ses pieds s’agitent avec frénésie,

une écume blanche lui mousse à la bouche.

Vos collègues sont frappés de stupeur :

Devant eux, votre chef disparaît littéralement,

laissant entre le pied de la table et la corbeille à papier

une sorte d’écorce râpeuse

semblable à une mue de serpent.

 

Ce livre qui vous a sauvé la vie à tous,

c’est Un Début de réalité,

paru il y a quelques mois en Polder,

le supplément de la revue Décharge.

C’est le premier livre publié de Marc Guimo.

Que ce soit ou non son premier livre écrit/composé/travaillé en tant que livre,

On n’en sait rien.

Les poètes publient rarement leurs livres dans l’ordre.

Parfois, c’est dommage.

En l’occurrence,

c’est bien tombé.

Car ce livre est à la fois

Un programme, un manifeste,

un cahier des charges.

 

Guimo appartient à une génération de poètes contemporains qui,

malgré le très large spectre d’écritures qu’ils pratiquent,

ont en commun de construire une poésie figurative,

réaliste, concrète, accessible,

peu portée sur l’introspection et l’expérimentation formelle,

politique mais pas militante,

ne s’interdisant ni la narration

ni la spéculation didactique.

 

Avec mon pote Sapin,

on appelle REAL cette tendance poétique,

et on fait une revue pour la promouvoir.

Réunissant, donc, des poètes

Dont la mission politique et spirituelle

Consiste à se colleter

Avec la réalité.

 

Mais jusqu’à présent,

Personne ne l’avait fait de façon

aussi frontale et systématique,

j’allais dire : philosophique.

 

Qu’est-ce que la réalité ?

Depuis deux mille cinq cents ans les philosophent se grattent la tête.

Alors Guimo opte pour la méthode expérimentale :

il va y faire évoluer un type.

Le type de base : quelqu’un comme vous et moi,

pas exagérément riche ni pauvre,

plutôt de sexe masculin mais pas nécessairement,

exerçant des boulots peu épanouissants,

la tête bouffée par les écrans et essayant

d’exister – ou ce qui en tient lieu.

Ce sera notre souris de laboratoire.

Elle fera l’expérience de la réalité, ou ce qui en tient lieu,

en s’y frottant, en s’y éraflant, en s’y cognant.

Comme de juste, elle est en cage,

soumise à un programme d’expérimentation dont elle ne connaît pas les objectifs –

et on lui fait faire des choses terrifiantes : achat d’une baguette, musculation,

grand écart, planche ou le beau, entretien d’embauche,

semaine de boulot.

 

Tout ce qu’elle y comprend, c’est qu’on attend d’elle qu’elle assure.

 

« Normalement il devrait chercher du travail

Normalement

Normalement il fait partie de ce monde

Il faut voir

Normalement il y a la place

(…)

Normalement le métro ça sert à autre chose

Mais le normal est en arrêt maladie »

(pp.12-13)

 

Guimo aurait pu dire : est en arrêt longue maladie.

Notre souris n’est pas malade de la réalité,

elle en est handicapée :

 

« Un matin il est tombé sur son corps

Il ne pouvait plus passer

Il a dû appeler sa femme pour le sortir de là »

(…)

Chaque fois qu’il dort

Sa peau renvient trahir

Tous ses espoirs numériques

Il faut se méfier maintenant

Et allumer au moins 5 écrans

Avant de se sentir en sécurité

(…)

En attendant la mise à jour

On peut se passer de son corps (…) »

(p.10)

 

Vous vous êtes reconnu ? Moi aussi.

Heureusement,

Guimo a toujours les mots pour nous réconforter :

 

« (…) trop d’optimisme c’est dangereux, trop d’optimisme dans votre condition, c’est comme un ver de terre qui se goure et sort en plein soleil, il ne reviendra pas chez lui le soir, on veut vous éviter un mauvais scénario, je sais c’est le mauvais scénariste qu’il aurait fallu éviter, mais le passé est le passé, il a des intérêts forts, et en tant qu’actionnaire majoritaire du présent, on doit lui servir le café. Si vous faites ça gentiment, vous ne vous en sortirez pas pour autant mais vous souffrirez moins, c’est déjà pas mal, non ? (…) »

(p.23)

 

Beaucoup de poèmes fonctionnent sur des parodies de règlements,

de vocabulaire managérial, de consignes.

Ce qui m’a fait penser au conceptualisme soviétique,

Un mouvement des années 70 qui utilisait la propagande officielle

en poussant sa logique jusqu’à la bouffonnerie –

Lisez Moscou est ce qu’elle est de Dmitri Prigov, vous verrez ce que je veux dire.

Mais chez Guimo, la vraie oppression n’est pas réglementaire.

Elle est narrative.

 

« Le lundi, on reprend la série du monde du travail, pas moyen de mettre la main sur les scénaristes ni d’éviter les scènes de nu, toutefois grâce à nos ressources personnelles, on dispose secrètement d’un coach efficace qui nous suit de près puisqu’on l’a avalé ce matin.(…) »

(p.36)

 

Même si ce n’est pas explicite,

il me semble que tout ça sous-tend une logique économique.

Ce n’est pas à l’argent de notre souris de laboratoire qu’on en veut,

mais à son âme, son être, sa vie.

Toujours sans qu’elle sache précisément pourquoi –

elle semble même avoir renoncé à se poser la question.

 

« Cet homme a RDV dans un bureau

Ce n’est pas un RDV sympathique ni érotique

Les scénaristes n’avaient pas assez fumé

(…)

En 2016, dans 8m2 de bureau en France

On n’est pas en sécurité

On est dans une fiction qui écrase toutes les autres

Où ma qualité de vie dépend de quelques mots

Certains jouent mieux que d’autres

Comme s’ils étaient nés dans un bureau

Mais cet homme est né à l’ancienne »

(p.30)

 

(C’est moi qui souligne.)

 

Tout ça pourrait prêter à rire,

mais revenons à notre chef de service :

on a dit qu’il était capable, d’un mot, d’atteindre chacun de ses subordonnés

dans ce qu’il a de plus intime.

En ce sens, c’est un poète –

un de ces sales poète déloyaux et malfaisants,

qui pratiquent l’intimidation.

Sa poésie (graphiques, statistiques, objectifs non atteints)

a une fonction bien précise :

vous faire croire qu’elle est réelle.

Plus que vous.

Vous faire croire que graphiques, statistiques et objectifs non atteints

sont de la réalité réelle,

comme la viande, les clous, la poussière,

les échafaudages, le bitume,

le sang, le cuir chevelu,

une main moite.

 

On accepte tous de prendre graphique et statistiques pour de la réalité.

Pour des raisons pratiques.

Et parce qu’il faut gagner sa vie.

On sait tous que les scénaristes ne nous veulent pas du bien.

Mais on continue jour après jour, un peu par politesse,

un peu par flemme,

et à force de s’ériger en filtre entre nous et tout ce qui nous entoure,

la fiction qui écrase toutes les autres 

finit par se substituer

à tout.

On finit par y croire, même si, au fond,

on sait ce qu’il y a au bout :

le burn out,

la dépression,

le suicide.

Et pire que le suicide :

la dissolution

pure et simple.

 

«  Il va devenir un lien à cliquer du doigt

Il disparaîtra devant eux

Et quelqu’un d’autre ou un animal

Une chose ou un service prendra le relai

Tout le monde sera content

La salive sera économisée »

(p.40)

 

Pour moi, c’est de la beauté pure.

Je dirai même plus :

c’est une des grandes gloires de la poésie

que de permettre de telles images.

Le cinéma ne peut pas ça.

Le roman ne peut pas ça.

Les séries ne peuvent pas ça.

Si c’est de cette manière-là,

je veux bien qu’on me parle de l’être

et je veux bien aussi me trouver une montagne

pour méditer les aphorismes que Guimo laisse traîner çà et là dans ses pages :

 

« La réalité, on ne sait pas trop quand on a affaire à elle sauf quand on veut avoir raison. »

(p.20)

 

« Il faut du temps pour vider un homme »

(p.18)

 

« Il veut être généraliste de toute chose

Les choses ne devraient pas être des sectes »

(p.47)

 

« Il rêve d’une vie totalement analogique »

(p.18)

 

« La réalité n’est pas un choix, c’est un rapport de forces »

(p.24)

 

 

 

Marc Guimo, Un début de réalité, Polder 175, novembre 2017.

6 €

Pour l’acheter : ici.