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01/09/2013

Cher Ludwig Friedrich

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Cher Ludwig Friedrich,

Si je disais tout ce que j'ai sur le coeur dans cette colonne, le présent pli devrait faire l'équivalent des deux tomes de tes oeuvres sortis récemment à la Pléïade. Il n'y a pas grand-chose dans ce métier que je ne te doive pas.

Il y a l'importance d'être photogénique. Une certaine façon de se caler une cigarette au coin de la bouche et de se plisser les yeux en face de l'objectif. Et quelques trucs sur l'art de se créer des origines mythiques — et d'abord, l'aisance au clavier.

Tu es bien placé pour le savoir, le premier travail d'un peu d'ampleur que j'aie tapé intégralement avec mes doigts a été un petit mémoire de fin d'études consacré à ta pratique du bavardage. 

Si je t'avais choisi toi, c'était par pur opportunisme : tu étais le seul auteur dont j'avais lu à peu près toute l'oeuvre, et je m'imaginais que je ne croulerais pas sous ta bibliographie critique. 

Comme parallèlement je bossais comme manard dans une blanchisserie industrielle, j'ai relu l'intégralité du Lotissement du ciel, un stylo à la main, entre quatre et six heures du matin, devant une cafetière, puis dans un tram, puis devant un chariot élévateur.

Quand on bosse dans un certain type d'usine mourante, à la fin des années 2000, c'est facile de se trouver de l'exotisme cheap. Les Comores, la Russie, le Sénégal, Mayotte et la Bulgarie sont à portée de main, serrent la pogne, se planquent pour fumer une clope et partagent les pauses-déjeuner. 

Ajoute à ça le manque de sommeil et Saint Joseph de Cupertino, et voilà comment j'ai appris à lire. 

 

Tu es, jour pour jour, une jeune grande gueule de 126 ans, si j'ai pas perdu trop de neurones hier soir. 126 ans, dont les derniers 102 à essayer de faire oublier le nom qui figure sur ton acte de naissance

Tu as refusé de t'appeler Henri-Roman Beyle-Kacew — et tu as réussi à écrire une somme autobiographique de deux ou trois mille pages sans employer le mot Sauser, le nom qui te foutait en rogne par les connotations de raté velléitaire que tu y attachais.

Être né sans père, être le premier de ta lignée, c'était ça qui te faisait bicher.

Et pourtant, le gosse qui lisait Jules Verne et l'Atlas d'Élisée Reclus, qui se farcissait tous les westerns en feuilletons et qui bavait devant les gares, c'était bien Freddy qu'il s'appelait, je me trompe ? Et cette sentimentalité, cette rêvasserie et ce brassage d'air d'inventeur prompt à se faire doubler par tous ses associés en affaires, que tu reprochais à ton paternel au point de le renier, est-ce que tu n'en as pas fait tes attributs de poète ?

On peut causer, on est entre nous. Admets-le : toutes tes bravades de Lavilliers du lac Léman, cette image de romancier d'aventure, c'était un piège à critiques parigots. Ton truc avec le Transsibérien, où-que-tu-nous-emmènes-et-c'est-pas-grave-si-tu-l'as-jamais-pris, etc...

Tu vaux mieux que ça, Ludwig. Je le sais, parce que je t'ai lu et relu, à des périodes charnières de la vie, et toujours en cherchant quelque chose de différent. 

Il y a quinze ans je t'aimais pour le photogénique, la cigarette et les yeux plissés à l'objectif. Il y a cinq ans, je t'aimais pour ta capacité à te laisser emporter par ta propre govorechka et de t'enflammer pour le moindre caillou qui te troue le fond de la chaussure. 

Maintenant, je t'aime pour ton absence totale d'aigreur et d'ironie branchée.

Tuer le second degré, c'est à ça que sert un bouquin. Et pourquoi pas aussi nous faire remettre nos projets de suicide collectif. 

Après, s'il y a de la vérité, tant mieux. S'il y a de la sincérité, bon point. S'il y a une portée morale, laissez votre carte de visite, on vous répondra. Mais au fond, la seule chose qui importe vraiment, c'est de rester en vie. De rester en vie et d'en revouloir une louche.  

 

Et pour ça, merci.