08/10/2020
Médiocre
Petra est ma voisine de droite et je l’aime.
Pour son appartenance à la biomasse terrestre.
Petra nous a été portée par la canicule
nous sommes le bureau où la température
s’arrête gentiment
à quarante degrés Celsius.
Par magie.
Par la magie d’une particularité de la conception du bâtiment.
Que nous ne comprenons pas.
Il y a tellement de choses que nous ne comprenons pas.
Que dire de plus de Petra
sinon qu’elle est toute en frange
sinon qu’elle est toute en guerre
contre le gluten
le lactose
et un tas d’autres choses.
Par un clair après-midi d’août
je dirige mon ordinateur professionnel
vers le site youtube.com
j’attends que la pub se termine et
j’arrache la prise du casque :
chante alors et tape des mains et entraîne le public
Boutot Patrick
né le 14 novembre 1953 à Brive-la-Gaillarde
connu du grand public
sous le nom de Patrick Sébastien.
Un type
qui a donné du bonheur à des millions de gens
Pas par calcul pas parce que ça faisait bien sur le CV : par vocation.
Chaque fois que nous streamons de la musique
c’est comme si nous prenions notre bulldozer personnel
pour aller défoncer quelques milliers d’hectares de forêt vierge.
Je sais ça
cependant j’assume mes contradictions :
je souhaite à mes collègues
un bonheur simple de gens
innocemment
comme s’ils étaient des millions –
Cependant Petra est Petra alors
Petra s’insurge :
Ah non tu vas pas mettre ça ?
Pourtant Petra est végétalienne
Or la chanson évoque le triste sort de quelques individus
de l’ordre des Clupeidae
coincés tels des réfugiés en camp dans leur contenant
en fer
Entre l’huile et les aromates
Et là.
Le mot est lâché.
Petra dit : médiocrité
Petra dit
tu trouves pas
qu’on est assez cernés comme ça ?
Médiocrité ? je dis
Je ne comprends pas ce mot je dis
Question de déontologie
mais Petra insiste
Arrête c’est nul
médiocre, nul,
la médiocrité la nullité partout ça suinte, je n’en peux plus
déjà que le président américain
déjà que le président américain.
A ce moment Petra et moi tout le monde nous regarde.
C’est une variété de silence non encore étudiée par la science
dans la mesure où Boutot Patrick dit Sébastien
affirme avec un enthousiasme métapoétique
que Bien sûr, que c'est vraiment facile, facile
C'est même complètement débile, débile
et qu’il le fait de par le triste son grésillant
de l’enceinte interne
de mon ordinateur professionnel.
Quoi je dis
quoi le président américain
il est médiocre
ou il est nul.
Petra souffle
mais j’insiste
cette question m’intéresse vraiment
en tant que citoyen.
En tant que travailleur.
Médiocre n’est pas nul Petra
médiocre c’est toi et moi nous tous ici
c’est la moyenne
c’est notre méticulosité
les limites que nous nous connaissons.
Hm hm dit Petra.
Pfffff elle ajoute.
Pourtant c’est vrai je suis pour tout ce qui n’a pas de talent
pas un courage hors du commun.
Contre l'expression des potentiels
les leçons de patience les forces vives de demain.
Le monde crève déjà bien comme ça –
le président américain, Petra
le président américain n’est pas médiocre.
Il est génial de sa connerie.
Il ne l’a pas inventée
mais avec lui elle a pris une ampleur inédite
multidimensionnelle baroque cubiste
elle modifie le réel bâtit des murs
elle matérialise nos désirs nos attentes
tout ce que nous sommes heureux –
sincèrement heureux, Petra –
de donner en mépris
à trois cent millions d’Américains.
O Petra
les électeurs ne sont pas trop cons de nos jours
ils sont trop intelligents
le savoir est tellement accessible
que personne se soucie d'y accéder.
Nés déjà sachant, déjà blasés, confiants
et merde pour ce qui pourrait dépasser.
Pendant ce temps dans les villages
dans les salles des fêtes et alentour
Patrick Boutot dit Sébastien
né le 14 novembre 1953 à Brive-la-Gaillarde
crée l’instant
toujours le même :
enfants hilares qui se pètent la clavicule dans la structure gonflable
Gégé et Mimi qui rentrent leur slip dans la raie des fesses pour simuler un combat de sumos
les cubis inépuisables
les bras les jambes
les hanches qui s’agitent avec approximation.
Médiocres, mais ensemble.
Sur la crête.
L’instant avant de sombrer du mauvais côté
où on se retrouvera tels que nous sommes
c’est à dire en surpoids
seuls
bouffés d’anxiété
à se reprocher mutuellement toutes ces années.
Voilà ce en quoi je crois Petra :
médiocre existe et il fait ce qu’il peut.
Bien sûr que je préférerais un bon Nick Cave.
Mais rends-toi compte.
Lorsque le monde sera peuplé de gens comme toi.
Que les petits enfants auront délaissé les boissons sucrées et les merdes en pétrole qui leur rongent le cerveau
que nous serons recouverts d’espaces verts et d’écoles Montessori.
Qu’est-ce qu’on aura gagné au génie généralisé ?
Une génération d’ingénieurs
de cadres.
Des neurones,
toujours des neurones.
Surpuissants,
toujours plus surpuissants.
Quels gigas de RAM biologiques
pour quelles bombes plus performantes
quelles armes chimiques plus vicieuses
quels algorithmes plus poisseux
quels montages financiers plus improbables ?
J’aimerais tant que Petra réponde.
Mais pendant que je parlais, elle s’est remise au boulot.
Elle croit que je me fous de sa gueule.
Comme souvent
quand j’essaie d’être sincère.
08:51 Publié dans Conneries, Exotisme | Lien permanent | Commentaires (0)
14/09/2020
Hommage à tous les potes qui m'apprennent la SF
Me voilà pour la première fois publié
dans une anthologie de poésie martienne.
Je l'ai reçue ce matin par la poste :
à première vue, on dirait un galet.
Mais pas parfaitement lisse.
On sent des rugosités sur le côté pile
un peu semblables à des circuits électroniques.
(Ou sur le côté face, selon le sens dans lequel on tient l'objet.)
De l'autre côté (face, donc, ou pile, selon)
des espèces de vagues - non, de phasmes en goguette - non, de graines de soja
qui ne réagissent qu'aux plus hauts degrés d'ultraviolets.
Je ne sais pas comment on s'en sert,
et d'ailleurs, d'après le directeur de la revue,
je ne suis pas physiquement équipé pour la lire, il y a
une sorte de clignotement deux fois par jour mais c'est tout.
Le signal se transmet par une vibration olfacto-sensible semblable aux phéromones chez vous
encore que pas tout à fait - et tout se joue dans le pas tout à fait.
Si on tient la revue dans sa main, si on la tient longtemps je veux dire, si on la chauffe,
elle finit par devenir légèrement malléable.
Un peu comme une balle en caoutchouc.
Le genre de balles qui vous ramènes aux verts carreaux carrés de l'enfance,
qu'on voudrait - physiquement, et c'est presque irrépressible -
faire rebondir sur un beau carrelage.
Mais en fait, elle ne rebondit pas si bien que ça.
17:16 Publié dans Exotisme | Lien permanent | Commentaires (0)
11/09/2020
Ici commence le poème du tasseau.
Il est des mots qui collent au palais
impitoyablement
ainsi que du scotch de déménagement.
L’un de ces mots nous fut toujours : entropie.
Et un autre : tasseau.
Un tasseau est une pièce de bois
de forme parallélépipédique
que l’on achète à la découpe
dans ces grands magasins de bricolage
en zone périurbaine.
Que l’on débite ensuite
en bouts de quarante à cinquante centimètres
pour renforcer ces putains d’étagères
qui ne cessent de s’écrouler
dans le placard de rangement de notre chambre.
Nous sommes des personnes discount
qui vivons dans des immeubles discount.
De l’entropie
force universelle qui conduit chaque chose
à aller inexorablement vers le plus gros bordel
à s’abîmer
à se ratatiner
à s’amoindrir
ce qu’on voit
à notre échelle
c’est ça :
du contreplaqué qui nous tombe sur la gueule
dès que nous cherchons notre fameux slip noir
vous savez
celui avec le S de Superman.
Ou ce ravissant petit top que tu portais
la première fois
que nous nous sommes embrassés.
Ça, et tout ce qui s’ensuit :
portes coulissantes qui déraillent
coulées d’eaux grasses
sur le revêtement plastique de la cuisine
placard qui pourrit sous l’évier
siphon qui s’amuse à se désolidariser
de lui-même.
Aspirateur qui perd son bec.
L’attache de son tuyau.
Et sa tête.
Alouette.
Sans un moyen d’y échapper.
Notre vie en plein écran.
En haute définition.
Sans possibilité de cliquer vers la suivante.
Nous savons que certaines sectes zen
considèrent le soin aux choses
comme une vertu primordiale
et les travaux de la maison
comme des exercices spirituels.
Nous ne manquons pas de bonne volonté :
un beau matin, ça y est,
nous réparons un truc.
Mais, ce faisant : perçons un machin.
Dévissons involontairement
un bidule important.
Créons une fuite inédite.
Nous sommes des personnes peu manuelles
qui vivons dans des immeubles non conçus
pour des êtres doués de mains :
ici s’épanouissent insectes, acariens.
Bactéries, larves, papillons de nuit.
Ici les mains servent surtout à faire des piles :
nous sommes des personnes
qui font des piles.
Des piles qui s’écroulent –
spectacle mi-cosmique, mi-naturel
auquel il ne nous reste qu’à assister
bien calés
pensant mélancoliquement
à toutes les traces d’anxiolytiques
charriées par le Rhône.
(Il y a aussi la vie des jouets des gosses
leur stratégie vicieuse de guérilla ;
il y a le chaos des tiroirs du meuble du salon.
Piles usagées. Chargeurs inutiles. Rouleaux de scotch.
Que sait-on encore.
Toute chose commençant ici le cycle qui devrait
conduire d’ici quatre à cinq mille ans
à son assimilation par la nature.
Quatre à cinq mille ans : plus que pour nous Kheops
pour nous Gilgamesh.)
Peut-être avons-nous trop traîné dans ce coin.
Ou peut-être, c’est le destin.
Aussi simple que ça,
filtre ni logiciel n’y feront jamais rien :
le tasseau est venu
un grand été de sueur
et de magasin de bricolage.
Nous savions d’avance que ça ne serait pas simple :
un tasseau
est un tasseau, il ne fait
pas de miracles.
Il faudrait emprunter du matériel,
toquer à la cloison.
Interpréter le son.
La possibilité de trouer.
Le type de cheville à employer.
Mater des tutos sur Youtube.
Et ainsi produire plus
toujours plus de CO2.
À ça ajouter la sueur.
À ça ajouter les engueulades.
Ainsi : le tasseau a commencé à travailler.
Ça fait cinq ans maintenant.
Le tasseau est toujours là.
Dans un coin de notre chambre.
Plus précisément : (sa base)
entre le pied du bureau –
dépotoir à papiers administratifs –
et (son sommet)
le haut du placard.
Où sont entassées les affaires d’hiver.
Où sont fourrés les sacs de couchage.
Que fait le tasseau ?
Rien.
Il travaille. Il :
est.
Ça lui suffit.
A force d’immobilité
il a fini par devenir
une sorte d’idole.
Il nous effraie un peu.
Est-ce qu’il juge ?
Est-ce qu’il veille sur nous ?
Y a-t-il fondamentalement
une différence ?
Est-ce que nos velléités de nous tirer d’ici vers un pays lointain
lui posent problème ?
Quel sens rituel pourrions-nous lui donner
si nous étions moins occupés à scroller ?
C’est ce que nous ignorons.
C’est ce que nous aimerions savoir.
Nous sommes : des personnes qui ignorent,
qui aimeraient savoir.
C’est à lui que nous le devons.
14:29 Publié dans Bouts de peau, Exotisme | Lien permanent | Commentaires (1)