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01/12/2012

Peau de langue

Je n'aurais jamais pensé en arriver là, mais l'autre jour, un ami à moi m'a envoyé un mail qui contenait ces substances :

" De manière générale je crois que ça tient à ma défiance envers la poésie, que j'explique un peu même si c'est rapidement et sur un mode farcesque dans le texte que je t'avais envoyé sur la poésie emmerde le peuple. 
[...]
Je reste donc attiré par le genre de choses qu'elle représente ou plutôt qu'elle permet mais ça m'emmerde qu'elle soit à ce point pour peu de monde. 
C'est-à-dire que je me pose toujours le problème du rapport entre le bon peuple et la poésie. "

Bonne question, Sam. 

Il faudrait quand même remarquer que ce que nous faisons, nous, comme sport, avant de tomber raides dans le domaine public, c'est rien d'autre que de l'autodéfense en climat lexical hostile. Et ça, le bon peuple, ça le concerne tout entier.

Celui qui ne sait pas tout le boulot qu'il faut, et tous les cendriers, et toutes les nuits blanches et toute la calvitie pour approcher ne serait-ce qu'un peu la spontanéité, celui-là, il n'a jamais écrit de sa vie.

L'homme naît vieux. Il a cette particularité. Il a l'âge de la vieille civilisation d'occase qui l'a engendrée, et, avant d'avoir évacué toutes les carcasses de son cerveau, qui sont des carcasses de pensée mais surtout des carcasses de mots, il est incapable de se faire une époque à lui.

Si je dis :

" Les politiques publiques de développement culturel doivent être menées en partenariat avec les acteurs locaux dans un but d'intégration de l'action sur le territoire ",

j'ai usé plein de peaux de langue.

Si je dis :

" Mon coeur en toi se repaît d'âme et flotte dans la rose autant que dans la femme ", 

j'ai aussi usé plein de peaux de langues.

Dans les deux cas, j'ai dit la même chose.

J'ai dit :

" J'accepte. J'accepte vos peaux de langues à vous, ou votre cuir, ou votre corne, enfin quelque chose de bien épais. J'accepte de ne pas exister ".

Or, nous sommes quelques-uns à être trop grandes gueules pour accepter ça.

Nous n'avons pas inventé la poudre.

Nous n'avons pas inventé la bombe à neutrons.

Nous n'avons même pas inventé l'épître dédicatoire en alexandrins dédiée à notre conseiller Pôle Emploi.

Mais si nous nous n'étions pas là pour dire ce que c'est que la poudre, en 2012, et la bombe, et la lèche, c'est la poudre, la bombe et la lèche qui parleraient à notre place.

D'ailleurs, c'est ce qu'elles font. Et elles savent les mots qu'il faut éviter, elles. Elles ne se posent pas de questions d'humanité.

C'est la raison pour laquelle, en poésie, comme dans toutes les disciplines qui brassent un peu de sens, un peu de tripe, un peu de morale, il faut, tous les trente ans, répéter ce qui a déjà été dit, avec un peu moins de mots que la dernière fois.


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